Vérité



La vie de Nathanaël était parfaite. Il se réveillait chaque matin heureux et en pleine santé, se jetait sous la douche pour y recevoir un jet massant relaxant d'une température idéale, caresse au réveil qui cédait sa place au séchage ionique. Un passage du haut en bas, sept secondes et un séchage parfait, toute molécule d'eau avait été disséquée en deux atomes d'hydrogène immédiatement recyclés par le générateur, et une molécule d'oxygène utilisée pour assainir la qualité de l'air. Il sortait de la salle de nettoyage propre et frais, rejoignait dans la cuisine Eolia qui lui coulait le même sourire glamour que le jour de leur rencontre, se lovait contre lui et déposait un baiser sensuel sur ses lèvres. Les toasts grillés glissaient au même moment dans son assiette, à côté d'un bol de café crémeux. Des toasts succulents, goûteux, gras, grillés et sucrés comme des beignets. Grâce aux additifs culinaires, les papilles salivaient d'avance en voyant la richesse des aliments, mais les paramètres sanguins conservaient leur imperturbable normalité. Même une fondue savoyarde accompagnée d'une tartiflette ne parvenait à élever le taux des triglycérides. Le petit déjeuner avalé, il se dirigeait vers la zone d'évacuation des déchets organiques. Là, dans une atmosphère délicatement parfumée au chèvrefeuille, au doux rythme d'une mélodie dont la sonorité oscillait entre le violoncelle et la flûte de pan antiques, il déversait les matières dont son corps n'avait que faire, ayant dépouillé son repas de tous les éléments nécessaires à son bon fonctionnement. Les déchets étaient immédiatement traités pour rejoindre le cycle naturel de la vie dans lequel le travail des mouches avait été remplacé par un dosage précis des éléments nécessaires au parfait équilibre de l'écosystème : un juste retour aux sources des matières nécessaires à l'éclosion et au développement de la vie.
Dans un coin de la pièce, le cockpit de son véhicule avait pénétré à l'intérieur de la maison, ce qui lui permettait de s'installer aux commandes sans quitter la pièce. Nathanaël ouvrit la bulle du véhicule, s'installa. La température s'ajusta immédiatement à son désir inconscient. Il sourit en se disant que ces expressions d'un autre âge, dont plus personne ne se rappelait l'origine, auraient mérité leur retrait de la langue moderne. Par exemple des expressions comme "prendre les commandes" pour indiquer que l'on se déplace, alors qu'il suffisait de s'asseoir et de penser à sa destination pour que le véhicule vous transporte avec la tendresse enveloppante d'un tapis de conte des mille et une nuits. Mais certains académiciens influents restaient attachés à l'Histoire. Arrivé sur son lieu de travail, son véhicule le déposait délicatement au milieu de collègues qui le saluaient avec joie et enthousiasme. L'instinct grégaire n'avait guère évolué depuis plusieurs millénaires et le bonheur était demeuré contagieux. La journée de travail voguait entre épanouissement et félicité. Les tâches étaient adaptées pour que chaque travailleur y trouve un intérêt sans devoir buter sur un obstacle infranchissable, dévalorisant. Chaque tâche accomplie rappelait au travailleur qu'il possédait des capacités, qu'il avait son utilité au sein de la communauté.

Le progrès avait connu un développement exponentiel. Après une naissance timide dans les années 1840 avec la révolution industrielle, il avait pris son envol avec la révolution informatique après la Guerre de 1945 pour poursuivre une course folle que rien ne semblait pouvoir arrêter. Dès les années 2000, les scientifiques commencèrent à s'exonérer de la matière, connectant directement des bras artificiels sur le cerveau afin de les animer par la seule pensée. S'ensuivit la disparition des téléphones puisqu'il n'était plus nécessaire de faire transiter les sons par l'oreille pour les transmettre au cerveau. La révolution télématique, qui éclot timidement, sans se faire annoncer, comme toute révolution, marqua un tournant décisif pour l'espèce humaine. Lorsque le premier cerveau humain se connecta au réseau internet, en 2025, toutes les informations du réseau devinrent instantanément des souvenirs du cerveau. En contrepartie, l'individualité se liquéfia dans le réseau. Il ne resta que le Réseau. Les autres humains s'empressèrent de suivre la marche. Le Réseau, jamais rassasié de ressources, avala les contenus des cerveaux humains comme de simples en-cas. Les cerveaux accédaient avec avidité au Réseau, et le Réseau, furtivement, discrètement, s'emparait des cerveaux, les pénétrait, les étalait à la vue de tous. Il se montrait en cela d'une puissance démoniaque, comparé à son ancêtre Facebook, car il avait accès à des pensées, des émotions, que même l'humain agglutiné autour de son propre cerveau ignorait. Les pouvoirs publics encouragèrent les transferts, voyant en cela un contrôle efficace des peuples. Le message passa très facilement auprès des populations, à grands renforts de messages sécuritaires : les terroristes étaient démasqués avant même de se savoir terroristes. Inutile de les arrêter, quelques légères modifications biochimiques rendaient pacifiques les idées les plus meurtrières. La sécurité de tous passa par la disparition de chacun.


Tout avait basculé sans prévenir. Un accident en somme. Sous la forme d'un bug, le Bug. Il y eut un avant et un après. Le Réseau se bloqua. On ne sut jamais ce qui se passa exactement. Un bruit courut qu'un circuit électronique présent dans tous les serveurs connut une défaillance en chaîne, le nombre des défaillances augmentant plus rapidement que le nombre de circuits remplacés, un autre bruit fit état d'une attaque d'on se sait quel groupe de hackers. Toujours est-il que ce qu'il restait de l'humanité réalisa que la cohérence et l'homogénéité du Réseau étaient assurées par un Programme inconnu, qui agissait dans l'ombre, régulait, lissait à l'insu de tous. Lors de la défaillance du Programme, le sentiment de bonheur collectif factice, artificiel, laissa la place à la réalité individualiste et ses péchés capitaux. Les hommes se virent tels qu'ils étaient, sans manipulation de leurs états mentaux, sans contrôle de leurs émotions, de leurs souvenirs. Ce n'était pas joli, c'était même franchement laid et inquiétant, mais ils existaient en tant qu'individus. Ils existaient.

Eolia était fière d'être la compagne de Nathanaël, la tête de la rébellion. Sa vie avait un sens, un vrai. Elle luttait de toutes ses forces pour la vérité, la vraie. Ce n'était plus quelques rebelles, c'était une armée sur ses pas, une armée prête à mourir pour la cause. Les victoires s'accumulaient. Ils commençaient à mettre des noms sur les ramifications du Programme. Remonter jusqu'à la source, tracer l'origine du contrôle de l'information devenait chaque jour un objectif plus réalisable. Et, plus important que tout, ils conservaient leur indépendance, leur autonomie, leur libre arbitre, leur individualité, ce qui leur prouvait qu'il était possible de lutter contre le Programme.
Plus rien n'était parfait, mais tout était vrai. Même si Nathanaël ne la regardait plus avec des yeux de gavroche, même s'il ne la regardait plus du tout d'ailleurs, ne la considérant aujourd'hui que comme son plus proche lieutenant, cela ne la gênait pas. Il n'était de toute façon plus le même qu'avant. Il vivait dans l'ombre, comme les rats des égouts qui ne sortent que pour chaparder la nourriture des hommes. Son corps s'était empâté et la saleté incrustée dans les replis de sa bedaine s'accompagnait d'odeurs qui l'auraient autrefois fait vomir. Il vivait sur le qui-vive, paranoïaque, agressif, manquant de sommeil, plus prompt à ôter un vie qu'à prononcer une parole d'amour. Elle n'éprouvait plus aucun désir pour cet homme qui l'avait fait chavirer d'émotions rien qu'avec un regard. Elle le respectait, elle le suivrait jusqu'à une probable mort proche et violente, mais elle ne l'aimait plus d'amour.
Est-ce que ce fut la lassitude ? Une manipulation du Programme qui avait repris le contrôle ? Elle n'eut pas le temps d'y réfléchir. Cela dura l'espace d'un instant, d'une vision. Ce fut un choc qui lui révéla avec la certitude absolue de cette Vérité pour laquelle elle combattait, qu'elle ne suivait pas la bonne route. Certes, elle ne voulait pour rien au monde retourner à l'ère du mensonge. Mais elle voulait l'aimer, à nouveau, lui, celui dont la présence avait provoqué des chaleurs dans tout son être. Et pour cela, il ne fallait plus suivre cette route. Alors elle appuya. Il était de dos. Elle appuya sur la détente. Il s'écroula.

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