Mouloud Ben Moctar avait conscience
qu'un passage par la case prison était inévitable. Il s'était
résigné. Le dossier était bien trop important, bien trop sérieux,
pour qu'il puisse passer au travers des mailles sans dommages. Ce
n'est pas que de graves charges pesaient contre lui. Tel quel, le
dossier semblait inconsistant, mais on ne pouvait impunément faire
parti du cercle de relations de Cherif Al Shebah, et prétendre
n'avoir rien à déclarer lors d'une audition dans le bureau d'un
juge anti-terroriste.
De grandes cernes assombrissaient
son visage émacié et fourni d'une barbe islamiquement
réglementaire. Après 96 heure de garde à vue, torturé
psychologiquement, quasi affamé, sans sommeil, impossible pour un
prévenu de présenter un aspect humain lors de l'audience qui décide
de la mise en détention ou non. Le pronostic s'annonçait sombre.
Néanmoins Mouloud ressentait au fond de lui beaucoup d'optimisme,
d'espoir, lorsqu'il comparait sa situation à celle des autres
prévenus du dossier. Présomption de préparer un acte terroriste.
En soi, ce n'était pas si grave tant qu'aucun élément matériel ne
venait appuyer le dossier. Ce n'était malheureusement pas le cas de
Mahjid et Kader chez qui avait été retrouvées des solutions
chimiques dont il était difficile de justifier une utilisation autre
que celle entrant dans la composition d'un explosif. Ils auraient
beau se défendre, leur sort était déjà scellé. Mouloud lui,
pouvait faire le malin, rappeler au juge que la France se vantait de
sa présomption d'innocence, sur le papier au moins, et que le fait
d'avoir pris le thé avec Cherif et téléphoné à Kader ne faisait
pas de lui le complice de Rachid, homme de main de Cherif Al Shebah.
Mouloud pêchait par excès de
naïveté. L'évolution des dossiers judiciaires est rarement
positive pour le mis en examen. A cela au moins deux raisons : la
première est que libérer un individu signifie pour un magistrat
reconnaître s'être fourvoyé, et la deuxième est que ledit
magistrat se retrouve avec un dossier sans coupable, un peu comme un
chercheur qui préférera publier un mauvais article que pas
d'article du tout. Alors Mouloud retourna en cage. Pas la même cage,
mais toujours une cage. Après l'insalubre cellule de la garde-à-vue,
l'immonde cage de la souricière sans lumière et à l'air vicié,
l'exiguïté extrême de la cellule du camion de transfert, il vivait
son arrivée en maison d'arrêt comme un séjour en maison de
convalescence pour récupérer paisiblement d'un grave accident. Il
ne savait pas que les séjours en convalescence sont doux mais
souvent longs, très longs, plus longs qu'on ne le pense en sortant
de l'hôpital.
Deux mois et vingt et un jours de
détention. Au début il comptait les jours, par habitude de tout
rationaliser. Il était convoqué au Palais. Pas de repas festif, pas
d'orgie, juste la signification de sa mise en examen par le magistrat
en charge du dossier. Rien que de l'administratif en somme. Mais un
changement a toujours un aspect positif. Sa convocation forcée chez
le juge avait remis son dossier en haut de la pile et libéré les
autorisations de parloirs. Une semaine plus tard, une bonne nouvelle
l'attendait : il avait un parloir. Le premier parloir, c'est un peu
comme si le gardien vous ouvrait la porte de sortie en vous disant :
- allez vous dégourdir les jambes
une demi-heure à l'extérieur de la prison avec votre famille. On se
revoit après.
Aïcha venait
lui rendre visite. Elle avait enfin obtenu son autorisation. Quelle
joie ! Enfin une présence amie. Il ne connaissait pas Aïcha depuis
très longtemps, à peine quelques mois, mais une complicité
immédiate, saine, les avait jetés dans les bras l'un de l'autre.
Ils étaient simples, dans le bon sens du terme. Ils ne cherchaient
pas à offrir au regard des quidams une image transformée
d'eux-mêmes. Ils s'annonçaient avec sincérité, avec la pudeur de
n'être que ce qu'ils étaient. Ils étaient humbles et honnêtes.
Aïcha savait qu'il ne pouvait pas être un terroriste, mais que son
honnêteté ne lui ferait pas fuir un ami même si ce dernier déviait
du rail de la bienséance publique. Il n'était pas surpris de sa
visite qui pourtant lui fit un immense plaisir. Il savait qu'il
pourrait compter sur elle.
Cela
faisait maintenant 6 mois que Mouloud était incarcéré. Six mois,
pour un innocent, c'est long. Heureusement, Aïcha, réglée comme un
métronome, lui rendait visite chaque semaine. Ces visites rythmaient
sa détention, structuraient sa vie. Il en ressortait revigoré, prêt
à affronter une semaine supplémentaire. Le bonheur et le malheur
tiennent à peu de choses. Un simple parloir et la prison devient
plus douce. C'était un mardi, ce jour est resté gravé. Il avait
parloir tous les mardis. Dès le réveil, penser au parloir à venir
le mettait de bonne humeur. Tout un rituel, identique, imperturbable
semaine après semaine. La porte qui s'ouvrait, le surveillant qui
annonçait d'une voix monocorde, indifférente :
-
Parloir,
et
repartait en laissant la porte ouverte. Mouloud avait le droit de
quitter son univers de 9m². Il
s'éjectait presque de la cellule, trop heureux de pouvoir en sortir.
Il se retrouvait alors dans un immense espace de liberté : le
couloir. 75 mètres de long sur 3,5 mètres de large. Il prenait une
grande bouffée d'air, respirait à pleins poumons, non pour profiter
de la pureté de l'air mais pour évacuer la claustrophobie qui
apparaît inévitablement lorsque la ligne d'horizon d'un humain se
situe à 2,5 mètres. Puis la cellule d'attente de l'étage. La
descente au rez-de-chaussée. Nouvelle cellule d'attente. Direction
les parloirs. Cellule d'attente. Fouille à corps. Cellule d'attente.
Le moral restait au beau fixe car, malgré les innombrables cellules
d'attente, le parloir se rapprochait, lentement, très lentement,
mais avec certitude, marque de fabrique de l'Administration. Et
enfin, après tant d'épreuves, Mouloud pénétrait dans le parloir,
une cellule carrelée d'environ 1
m³ tout compris, haut, bas, large, diagonale, etc, pas plus
d'1 m³. Si le visiteur
n'était pas seul, par exemple la femme et l'enfant du détenu, ils
devaient s'asseoir en quinconce car la largeur était insuffisante
pour se tenir côte à côte. Qu'importe. Les yeux du détenu étaient
plongés dans ceux du visiteur et l'esprit planait loin, très loin,
libre, sans attache ni retenue, sans limite. Aïcha était là, comme
chaque mardi, ponctuelle, fidèle, rassurante. Son visage était
tendu ce jour-là, l'expression sérieuse, gênée. Quelque chose
clochait. Ce fut très court. Elle balança tout en une seule rafale,
pour s'en débarrasser.
- C'est trop dur pour moi. Je n'y arrive plus. J'ai rencontré
quelqu'un. C'est la dernière fois que je viens. Je suis désolée.
Mouloud reçut la nouvelle comme un tir de chevrotine : une multitude
d'impacts, une douleur diffuse. Il fut incapable de réaction,
n'était pas certain que ce ne soit pas une plaisanterie, ou un
mauvais rêve. C'était trop soudain, trop brutal, trop imprévu,
inattendu. Son cerveau ne parvenait pas à intégrer l'information.
Il retourna dans sa cellule, métamorphosé en imbécile hébété,
incapable de faire face. Comment pouvait-elle lui faire ça ? C'était
trop cruel. Et c'était quoi ces paroles «
c'est trop dur pour moi »
? Et pour lui, enfermé 24 heures sur 24 comme un animal, avec pour
seule lueur 30 minutes de parloir par semaine, ce n'était pas dur ?
A écouter Aïcha, il fallait la plaindre. Elle était libre !
Mouloud avait alors sombré. Les jours se suivaient, aussi douloureux
les uns après les autres. Le poids dans sa poitrine ne diminua pas.
Ses pensées ressassaient en boucle la même scène. Son corps avait
été enfermé, à son tour son esprit se cloîtrait.
Le temps
défila dans l'apathie. Un an déjà. La porte s'ouvrit. Le
surveillant cria à un Mouloud nonchalant :
-
extraction, habillez-vous.
Ce
jour-là était particulier, il était convoqué chez le juge. A quoi
bon ? Il ne pouvait pas raconter des faits qu'il ignorait. Vint
l'interminable transfert de la maison d'arrêt jusqu'au palais de
justice. Il était de nouveau trimballé comme un paquet dans les
mains de l'Administration, avec le courrier. Il appréciait ce
changement d'air, certes pas franchement idyllique, comme le pont
d'un jour férié que l'on prend à regret parce qu'on n'a pas le
budget pour partir en week-end mais dont on essaie tout de même de
profiter. Une cage dans une autre cage. Enfin, presque une
délivrance, les gendarmes mobiles l'amenèrent dans le bureau du
juge, de l'autre côté de la frontière pénitentiaire, là où il
est question de droit, là où les humains ne se défient pas du
regard et s'isolent dans des bulles invisibles d'où ils ne
communiquent avec autrui qu'en suivant des protocoles, des rituels.
En arrivant dans le bureau, Mouloud
esquissa un sourire. Il revoyait Kader pour la première fois depuis
près de trois mois. Apparemment, lui aussi était de la réunion.
Cela lui réchauffait le cœur, lui rappelait la vie d'avant, la vie
des projets, du mouvement. Kader semblait abattu. Son expression
habituellement fière était absente. Une chape de plomb lui pesait
sur les épaules. Il lui était difficile de la porter. Il grimaçait
de douleur. Voilà ce que Mouloud retint de la convocation chez le
juge : l'expression surprenante, inattendue de Kader. Il ne riait
plus, la partie ne l'amusait plus, il avait mal. Le juge révéla les
avancées récentes du dossier, posa les habituelles questions
auxquelles il reçut les habituelles réponses évasives. Mouloud ne
prêta pas attention à ces détails, comme il aimait à le penser,
car il savait qu'aucune charge sérieuse ne pouvait l'incriminer. La
situation était différente pour Kader, les éléments concrets du
dossier étaient autant de flèches empoisonnées à son encontre, et
dans un dossier lié au terrorisme, chaque flèche pèse plusieurs
années de prison. Un carquois bien plein pouvait rapidement peser 20
ans de prison. Et nul besoin pour cela d'avoir été surpris la main
sur le détonateur ni même savoir à quoi ressemblait une charge
explosive. Alors Kader se mit à parler. Comme un automate. Le juge
demandait, Kader répondait. Pas de réponse farfelue, que du
concret, des faits, et vrais en plus. Mouloud n'en croyait pas ses
oreilles. Kader, ce gaillard robuste au regard froid de tueur,
dénonçait à tour de bras, embarquait tout le monde dans ses
filets. Un an, c'est tout ce qu'il avait supporté. Mais que
croyait-il ? Pouvoir obtenir sa liberté parce qu'il enfonçait tout
le monde, lui-même inclus ? Mouloud le regardait. Kader était
inexpressif, absent, vidé. Et il continuait à déblatérer. Même
Mouloud, une 4° main dans ce dossier, un insignifiant, passa à la
moulinette. La trahison était consommée.
Dix-huit mois de détention à présent, son sulfureux avocat lui
rendit visite. Leur discussion était incompréhensible pour le
profane, il y était question de couverture, d'agent, d'infiltration.
Mouloud s'agitait, sortait de sa léthargie.
- Il faut stopper tout ça, j'en ai marre, je jette l'éponge,
vitupérait-il.
- Restez patient, en l'état ils ne peuvent intervenir, implorait
l'avocat.
Mouloud semblait consterné. Ses traits étaient tirés, son visage
plissé, ses yeux perdus au fond des orbites. Fin de parloir, fin de
la distraction, retour à la routine carcérale, les portes qui
s'ouvrent, se referment, comme autant de grilles de zoo ouvertes à
minima, le temps de jeter la nourriture et d'administrer les soins
indispensables. Son avocat trouvait toujours les bons mots, c'était
facile pour lui, il était libre, il vivait. Lorsque la panse est
bien remplie, les raisons de jeûner viennent naturellement. Lorsque
l'estomac est dans les talons, les vertus d'une diète sont plus
difficiles à comprendre.
L'intervalle depuis ce dernier parloir n'était pas suffisamment
espacé pour justifier une nouvelle visite lorsqu'il revit son baveux
qui l'attendait dans la salle dédiée, tournant en rond comme un
fauve pris au piège, suintant la transpiration et l'angoisse.
- On a un problème. Le magistrat est au courant de notre discussion
du mois dernier. Ça pose un gros problème, bégaya-t-il, secoué de
spasmes.
- Comment peut-il être au courant, il n'y avait que vous et moi,
interrogea innocemment Mouloud.
- Je suppose qu'il y avait un micro dans le parloir, je ne vois pas
d'autre solution, il y en a encore sûrement un aujourd'hui, il a
même retranscrit des détails que j'avais oubliés à peine sorti de
notre entrevue, gémit-il.
- Il peut faire ça ?
-
vous voulez déposer plainte contre le juge ? se moqua-t-il avec un
rictus. C'est une trahison déontologique
! ça ne se fait pas,
on ne met jamais un avocat sur écoute, c'est chaud pour mes fesses
vos histoires, faut plus compter sur moi dans ce dossier, je me
retire, je suis venu pour vous le dire, et pour vous avertir que le
magistrat a ajouté ces éléments au dossier. Votre situation se
complique fortement.
Le juge ne perdit pas de temps. Deux jours plus tard, Mouloud était
extrait. Le juge n'y alla pas par quatre chemins :
- Qui sont vos complices qui ne peuvent intervenir pour le moment ?
Mouloud ne pouvait rien dire à ce sujet. Il s'était lui-même
trahi. Le magistrat savait trop de choses, mais tellement peu en
fait. Suffisamment pour que Mouloud comprenne que toute sortie, en
l'état du dossier, s'apparentait à une chimère. Le juge tenait le
faisceau concret d'éléments suspects qui lui manquait pour ajouter
Mouloud à son tableau de chasse. Le mental de Mouloud s'adapta, il
n'était plus sur une peine transitoire, un aller-retour rapide en
prison pour s'immerger en apnée avant de retourner respirer en
surface. Il venait de s'équiper d'une bouteille de plongée et
descendait toujours plus profondément en eaux troubles. La remontée
et la décompression s'annonçaient complexes.
La fin de la deuxième année de détention se profila lorsqu'il
reçut une lettre anonyme dactylographiée. Elle comportait beaucoup
de périphrases mais il retint l'essentiel : "changement de
gouvernement, programme abandonné, plus possible de vous suivre,
vous êtes seul". Il ne savait plus s'il devait sourire ou
songer à mettre fin à ses jours car cette lettre ne pouvait en
aucun dire ce qu'elle disait. Cette trahison-là était celle de
trop, celle qu'il ne pouvait pas surmonter. Tout le reste, oui, car
il savait qu'en dernier ressort il abattrait cette carte, mais il ne
pouvait pas perdre cette carte-là. C'était d'ailleurs inconcevable.
Il errait en état second. Désespéré, toute solution pour se
sortir de ce guêpier était à exploiter. Il écrivit donc au
magistrat qui instruisait son dossier pour demander une audition. Le
magistrat ne se fit pas prier pour le faire venir dans son bureau. Il
s'attendait à des révélations qui feraient avancer le dossier. Au
lieu de cela, Mouloud lui chanta une histoire abracadabrante qui ne
l'amusa même pas : une histoire d'infiltration pour faire tomber des
surveillants de prison corrompus.
Suite à une tentative d'évasion avortée à la Maison d'Arrêt de
Fleury-Mérogis, l'enquête interne avait démontré que le détenu,
un terroriste d'origine pakistanaise, n'aurait pas pu mettre sur pied
un tel plan s'il n'avait pas bénéficié d'une aide d'au moins un
membre du personnel pénitentiaire.
Les soupçons convergeaient vers plusieurs surveillants qui avaient
dérivé du trafic de téléphones portables, de cannabis et de
cocaïne vers une activité encore plus lucrative : l'assistance
logistique à l'évasion. Le détenu était quant à lui mêlé à
une histoire de rétro-commission dans la vente d'armement au plus
haut niveau de l'état
Français. Et bien sûr, Mouloud était innocent et même membre de
la DGSE, les services secrets extérieurs français. D'ailleurs, en
entrant ses empreintes dans le fichier d'identification judiciaire,
le juge aurait la preuve qu'il n'était pas Mouloud Ben Moctar.
Le juge était rompu à ces histoires rocambolesques que les mis en
examens brodaient au gré de l'évolution de leur dossier, tentant de
rattraper une galipette par une pirouette. Fin de l'entretien, toute
une pile de dossiers en retard l'attendait encore.
Dix jours plus tard, à sa grande
surprise, Mouloud fut à nouveau extrait pour une audition au Palais.
Il n'y croyait plus, enfin son cauchemar allait se terminer. Le juge
avait donc eu confirmation de la véracité de son histoire, il ne
pouvait le convoquer que pour lui annoncer qu'il était libre bien
entendu. Peut-être même des excuses. Il les méritait. Peu importe,
même sans excuse, cette histoire n'avait que trop duré et il
rentrerait volontiers chez lui sans demander son reste. Il était
excité comme un adolescent devant une fille qui se déshabille,
piaffait d'impatience de retrouver cet aimable juge avec sa tête de
nounours mal léché, au fond c'était un bon gars ce juge, il ne
faisait que son travail, heureusement que des bons gars comme lui se
dévouaient pour faire respecter les lois. La sortie se profilait,
pffff il était temps, le jeu prenait une mauvaise tournure. C'était
bien la première fois qu'il était heureux de pénétrer dans un
bureau des gens de robe. Pour un peu il l'aurait serré dans ses
bras. Le juge ne lui en laissa pas le temps :
-
Votre histoire est ridicule, vous vous moquez de moi, mais de
nombreux éléments sont trop précis et exacts pour que je puisse
l'enterrer sans vérifications. Voilà mes conclusions, soit vous me
menez en bateau, ce que je pense, soit vous dites vrai car dans votre
histoire à dormir debout, il y a certaines informations exactes que
vous n'avez pas pu inventer. Dans les deux cas, le résultat est le
même car j'ai, comme vous me l'avez demandé, vérifié dans le
fichier national vos empreintes prises à votre entrée en maison
d'arrêt. Même si vous n'êtes pas né sous ce nom, pour le Droit
français, aujourd'hui, je vous confirme que vous êtes bien Mouloud
Ben Moctar.
Mouloud n'avait jamais ressenti avec autant d'acuité la notion de
vide. Une entité sans matérialité traversée par les courants
d'air. Il était présent, mais ne ressentait plus aucune interaction
avec son environnement. Il ne
voyait qu'une possibilité : ses empreintes avaient été remplacées
dans le fichier national de l'identité judiciaire, pour effacer
toute trace de cette histoire. Il lui était dorénavant impossible
de prouver sa véritable identité. Aux yeux de l'Etat, il était
Mouloud Ben Moctar, terroriste.
Quinze
ans plus tard, en 2010, après 8 ans d'instruction judiciaire, une
version différente de la version d'origine commençait à se
profiler pour expliquer l'attentat de Karachi en 2002. Il y était
question de contrats de vente de sous-marins par la France au
Pakistan, et de rétro-commissions non versées suite à l'élection
présidentielle de Jacques Chirac en 1995, qui aurait ordonné
l'arrêt du versement de ces rétro-commissions car il soupçonnait
qu'elles étaient utilisées par son adversaire édouard
Balladur pour financer sa campagne électorale. En représailles à
l'arrêt du paiement des dessous-de-table, les services secrets
pakistanais auraient commandité l'attentat de 2002 qui tua 11
français. Hypothèse
évidemment improbable puisqu'une élection présidentielle se résume
à un air d'accordéon joué sur le parvis d'une cathédrale, qu'elle
soit de Tulle ou d'ailleurs, et ne s'apparente en aucun cas à un
combat à mort entre plusieurs gladiateurs esclaves de leur ambition
qui ne se préoccupent nullement des dommages collatéraux que leurs
combats de coqs occasionnent. L'enquête
continua donc de traîner, de manœuvres dilatoires en disparitions
inexpliquées de documents et vols de preuves sans voleur. Au final,
personne ne sera jamais officiellement impliqué, la puissance et
l'indépendante de la justice ne s'élevant pas jusqu'à ces cimes.
Mouloud,
quant à lui, ou quelque soit son nom, est toujours en détention.
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