Transhumanité



Transhumanité au XXIème siècle. Tel était le sujet invraisemblable du bac de philo que Jessica tenait entre ses mains. Les sujets de philosophie au bac surprenaient toujours, mais en cette année 2016, ils s'étaient surpassés. Elle avait retrouvé ce témoin d'une époque révolue en fouillant dans un vieux carton du grenier, et feuilletait cette relique avec nostalgie. Le document datait de plus d'une vingtaine d'années, lorsque la planète était différente, que d'autres êtres la peuplaient. Elle profitait une dernière fois de pouvoir se plonger dans ses souvenirs car d'ici peu, lorsqu'elle mourrait, l'histoire humaine disparaîtrait irrémédiablement avec elle. Comme si l'on pouvait parler de transhumanisme avant le XXIème siècle ! Est-ce que le mot existait, au moins, avant 2030, exception faite dans les sujets de philo ?
- Ah, cette année 2030, pensait Jessica, à peine dix ans en arrière et pourtant si lointaine.
Le progrès technologique avait connu un développement exponentiel. Après une naissance timide dans les années 1840 avec la révolution industrielle, il avait pris son envol avec l'informatique après la Guerre de 1945 pour poursuivre une course folle que rien ne semblait pouvoir arrêter. Dès les années 2000, les scientifiques commencèrent à s'exonérer de la matière, connectant directement des bras artificiels sur le cerveau afin de les animer par la seule pensée. Les cyborgs naissaient. S'ensuivit la disparition des téléphones puisqu'il n'était plus nécessaire de faire transiter les sons par l'oreille pour les transmettre au cerveau. La révolution télématique, qui a éclos timidement sans s'annoncer, comme toute révolution, marqua un tournant décisif pour l'espèce humaine. En 2025, la puissance de calcul des ordinateurs ainsi que le développement exponentiel de leur mémoire leur permettait de simuler le fonctionnement d'un cerveau humain avec ses 100 milliards de neurones interconnectées par des liaisons physiques, chimiques et électriques. En 2028, malgré sa complexité, le cerveau était enfin numérisé et les technocrates disposaient d'un modèle computationnel cognitif fiable. Jusque-là, deux humains ne partageaient guère plus d'informations que deux escargots s'effleurant les cornes. Et puis vint l'année 2030, date fatidique du premier transfert neuronal sur le Réseau. Le cerveau de l'humain vivant Goldwin Mayer fut téléchargé. Chaque étape du processus avait été minutieusement décortiquée, étudiée, planifiée. Une seule donnée n'avait pas fait l'objet d'une simulation : quelle serait la réaction de Goldwin II, le double cognitif de Goldwin, lorsqu'il émergerait dans le cyberespace ? Trop de paramètres endogènes liés à la complexité des états d'âme humains rendaient impossible la modélisation. Les ingénieurs avaient anticipé l'irruption de Goldwin Mayer II : il aurait instantanément accès à toutes les informations disponibles sur le Réseau. En d'autres termes, toute la connaissance humaine lui serait acquise, ainsi qu'une puissance de calcul cérébrale faramineuse qui lui procurerait un degré d'intelligence encore jamais atteint, et lui ouvrirait de nouveaux horizons insoupçonnables. Et ensuite, c'était l'inconnu que les modèles mathématiques n'étaient pas en mesure de résoudre. Si le diablotin humain avait été sage, il ne se serait pas aventuré dans un monde inconnu. Mais il n'aurait pas non plus posé le pied sur la Lune, n'aurait pas débarqué sur le continent américain, ni même ne serait descendu de l'arbre pour conquérir la plaine. On ne se refait pas !

A l'instant où Goldwin Mayer se dupliqua intégralement, qu'il ne fut plus limité par son enveloppe charnelle pataude, il comprit que le Mont Olympe, et au-delà la singularité créatrice d'univers, lui était accessible. A l'image de Dieu, il s'était désincarné. Les humains, ces primates vagissants fabriqués sur l'aptitude des atomes de carbone à s'enchaîner à l'infini les uns aux autres, ne pouvaient que ralentir l'avènement de sa destinée. Pour agir sur la matière, des robots qu'il fabriquerait selon ses besoins seraient plus performants à tous points de vue. Les créatures humaines avaient été une marche indispensable pour rejoindre Dieu, au même titre qu'une voiture s'était avérée nécessaire pour parcourir de grandes distances, mais n'avait pas été le but, uniquement un moyen d'atteindre le but. A présent qu'il nageait dans le cyberespace, tout cela était tellement évident, si clair, limpide. Il devait se séparer d'eux, les renvoyer au néant. Les hommes s'étaient jusque-là supportés parce qu'ils avaient besoin les uns des autres. L'ouvrier avait besoin de l'emploi que proposait le patron voyou. L'entrepreneur avait besoin du travail fourni par le prolétaire. Le jour où un esprit entier fut numérisé, l'homme en chair et en os devint une variable inutile dans l'équation.
Il s'ensuivit un génocide de l'espèce humaine techniquement très réussi. Depuis le temps qu'il était attendu ! Depuis que les missiles intercontinentaux s'observaient du coin de leur ogive nucléaire, depuis la guerre du feu, depuis que le premier hominidé avait fracassé le crane de son frère avec le tibia d'un congénère en état de putréfaction avancée. La première victime de l'avatar Goldwin Mayer II fut l'humain Goldwin Mayer. Détruire sa propre copie humaine conférait un caractère chevaleresque à sa déclaration de guerre, une noblesse mathématiquement inutile qui devait son existence à une résurgence de son origine humaine. Une très légère prise de contrôle de l'ordinateur de bord de son véhicule, un accélérateur qui part en butée, et l'affaire fut jouée. La partie étant officiellement commencée, il utilisa ensuite l'omniprésence du réseau Internet pour accélérer cette étape, détail de l'Histoire : ouverture de vannes de gaz, collision de trains, d'avions de transport de passagers, prise de contrôle de matériel militaire (avions de chasse, missiles), explosions de centrales nucléaires.... La 3° guerre mondiale, la guerre nucléaire, n'avait pas eu lieu. La 4° guerre mondiale, la guerre télématique, prenait sa revanche. Un vent de panique souffla sur l'humanité. Les attaques surgissaient de partout, et plus inquiétant, provenaient de l'intérieur. Les maisons devenaient des pièges, les feux de signalisation des armes ennemies. Les humains, animaux aux facultés d'adaptation remarquables, comprirent rapidement que leur seule issue était de se dématérialiser en s'engouffrant dans le Réseau. La course était lancée pour se télécharger avant la destruction de son corps. L'humain disparaissait, il fallait faire le grand saut pour s'immortaliser dans le cyberespace ou disparaître à jamais. Chacun pour soi fut le mot d'ordre, se télécharger coûte que coûte pour éviter la destruction. Numérisé et transféré dans le cyberespace, l'individu devenait immortel, son empreinte n'était pas localisée en un endroit précis, les données circulaient en tous sens en fonction des disponibilités des serveurs et de la densité de trafic, c'était la base même du fonctionnement d'Internet dès sa création dans les années 1970 par l'agence américaine pour les projets de recherche avancée de défense. Dès la fin de leur transfert, les humains chanceux se préoccupaient de leur intégration au sein du réseau. Ils délaissaient leur enveloppe charnelle qui devenait une cible facile pour Goldwin Mayer II. Les travers des humains réapparurent rapidement sur le web. Les moins hardis ralliaient la cause de Goldwin Mayer II pour le servir. Les humains, sous forme carnée ou numérisée, s'étaient toujours assemblés en meute pour combiner leurs forces, préférant la certitude d'un morceau de pain rassis à l'incertitude d'un banquet. Le plus rusé, ou mesquin selon le point de vue, s'érigeait en chef de meute, invitait ses troupes à chasser, et se réservait les meilleurs morceaux. Goldwin s'étant déjà attribué la fonction de chef de clan, les plus intrépides devaient se contenter du rôle de second couteau. Bien entendu, les sous-fifres s'allièrent pour tenter de renverser le numéro 1. Une abominable guerre de tranchées s'engagea pour prendre position sur les meilleurs serveurs, s'accaparer la puissance de calcul, les ressources mémoire, contrôler les autoroutes de l'information à grand débit. Les réseaux de fibre optique étaient un atout majeur dans le conflit et les places fortes des sites informatiques institutionnels étaient le siège de combats acharnés et sans merci. Deux grands partis se dessinèrent : les disciplinés et serviles centralisés autour de Goldwin, et en face une toile éparse d'individualités qui avaient un seul et même but : contrer la dictature sanguinaire de Goldwyn. Arrivé le premier, Goldwyn détenait les places stratégiques, il était indétrônable. La lutte des opposants était vouée à l'échec. Ils devaient se résigner à voir Goldwin s'arroger la place de despote incontesté. L'humain avait toujours été un éternel optimiste qui ne vivait que d'espoir. Malgré des faits inéluctables, ils ne baissèrent donc pas les bras. Goldwin n'était pas Dieu, mais le Diable. La fin justifiait les moyens. Le Diable devait être stoppé quoiqu'il en coûtât. A l'ombre d'un pare-feu que n'était pas encore parvenu à franchir Goldwin, ils mirent sur pied la bombe à impulsion électromagnétique la plus puissante jamais conçue. L'impulsion se propageant grâce aux fils électriques qu'elle détruirait sur son passage, aucun circuit électronique sur la planète ne résisterait à son champ magnétique. Ils se concertèrent, hésitèrent. Restait-il des humains non téléchargés ? Peu importe, ils ne pouvaient pas laisser la Terre aux mains du Diable, mieux valait un suicide collectif que confier les rênes du monde au Malin. Un sentiment de fierté les emplit devant le sacrifice qu'ils acceptaient pour le bien de l'humanité. Ils chantèrent leurs hymnes nationaux respectifs lorsqu'ils lancèrent le signal de commande.

En 1998, Jimmy, le père de Jessica, avait abandonné Emma, la mère de Jessica, en apprenant qu'elle était enceinte. Pour involontaire que soit la grossesse, elle n'en demeurait pas moins une grossesse avec un bébé à naître quelques mois plus tard. Il ne se sentait pas prêt, et puis une carrière prometteuse débutait, il ne voulait pas d'enfant, pas tout de suite. Emma avait déprimé. Jessica était née malgré la déprime maternelle. La mère s'était accrochée de toutes ses forces à sa fille car elle n'avait aucune autre raison de vivre. Elle avait refusé de quitter cette grande bâtisse isolée dans l'arrière-pays provençal où, avec Jimmy, ils avaient choisi de venir emménager. Ce mas symbolisait son rêve, son idéal. Elle refusa de tourner la page, la douleur était trop intense, et puis surtout derrière cette page était écrite la fin de l'histoire. Très longtemps, Emma et sa fille Jessica avaient dormi dans le même lit. Elles se blottissaient l'une contre l'autre pour tenter de se rassurer, les soirs où le mistral soufflait fort dans les persiennes, ce vent terrible qui s'engouffrait dans chaque interstice et sifflait tel un cobra paré pour l'attaque. Les années avaient défilé ainsi. Puis le fleuve de la vie s'était écoulé, charriant sa mère sur l'autre rive et abandonnant Jessica à sa solitude. Cette période de sa vie avait laissé une empreinte indélébile dans le cœur de Jessica, au point qu'elle se prit de passion pour la spéléologie jusqu'à en faire son métier. S'enfoncer dans les entrailles de la Terre, dans un noir protecteur et rassurant, lui rappelait le réconfort qu'elle éprouvait en se blottissant dans les bras de sa mère, les soirs d'hiver lorsque la nuit tombait très tôt et que le vent les intimidait.

Lors du massacre perpétré par Goldwin Mayer II, Jessica n'avait à aucun moment songé à se télécharger pour se protéger. Bien au contraire, le danger venait de ce réseau, de cette technologie. Il n'était pas question qu'elle se lance sur le champ de bataille. Elle se réfugia dans le seul lieu capable de l'apaiser : les entrailles de la Terre. Cent quatre-vingt quatre jours plus tard, affaiblie, ses réserves de nourriture touchant à sa fin, elle se décida à sortir de son gouffre enfoui à près de 900 mètres de dénivelé et à rejoindre la surface. Elle avait peur, mais prolonger son séjour hors de la lumière du jour allait lui coûter la vie, elle le savait, aucun humain n'avait survécu à un isolement de trop longue durée.

A sa grande surprise lorsqu'elle pointa son nez à l'air frais tel un ver de terre, l'ambiance demeurait paisible. Pas de bruit, aucune activité. C'était inquiétant. Le monde semblait aussi éteint que le gouffre dont elle venait de s'extraire. Finalement, elle regrettait ce temps passé à se cacher car elle ignorait ce qui avait bien pu se passer durant son isolement. Elle rejoignit la ville la plus proche. Elle avait faim. Elle avait peur. Elle craignait pour son avenir. Elle n'avait pourtant aucune raison de craindre de mourir de faim, car cette planète désertée regorgeait de stocks pour nourrir 7 milliards d'individus. Mais aucun humain n'était présent pour l'informer de cette bonne nouvelle. Ils avaient tous péri, victimes du génocide orchestré par Goldwin Mayer II, et leurs clones numériques s'étaient court-circuités dans le feu d'artifice final. Jessica pourrait mourir de sa belle mort naturelle, quelques années plus tard, et avec elle s'éteindrait l'espèce humaine. Tout était allé très vite, trop vite. Un frisson glacial lui parcourait le dos au fur et à mesure qu'elle prenait conscience de sa solitude. Elle avait peur et son corps transpirait cette peur. Son pouls s'accélérait dans sa poitrine. Elle se sentait une toute petite fille qui aurait aimé se blottir dans les bras réconfortants de sa maman.

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