L’île des anamorphoses



Vincent était aux anges, son avenir s'annonçait radieux. Pensez-vous, à peine 22 ans et un premier roman qui s'était vendu à plus de 100 000 exemplaires. Rien n'allait pouvoir l'arrêter. Il était la révélation de l'automne. La nouvelle de son succès ressemblait à un ticket de tombola gagnant : on n'a pas fait grand chose pour, on n'a presque aucune chance d'en être, et pourtant tout le monde vous applaudit, alors vous avancez, sans trop savoir s'il s'agit bien de vous, sans trop comprendre pourquoi cet engouement soudain, pourquoi vous. Rien n'a changé dans votre personnalité, vous êtes toujours sensiblement le même, mais depuis quelques semaines, le regard des autres vous apprend que vous faites exception. Ah bon ? Comme il vaut mieux une caresse qu'un coup de pied au c.., vous avancez pour récolter vos caresses. Et c'est la série des plateaux télé, les émissions littéraires ne peuvent plus se passer de vous, à croire qu'homo sapiens n'était pas doué de pensée, d'imagination avant votre arrivée. Vous êtes un peu le messie, celui que l'on attendait, la révélation. Les interviews pleuvent. Soudainement, votre avis devient incontournable, l'art ne peut plus s'écrire sans vous. Les éditeurs tentent une entrée par de timides propositions qui leur sont très avantageuses puis, comme à la criée, le ton monte et chacun commence à s'égosiller pour acheter le poisson, avant de franchement taper sur la concurrence à coup de morue salée et vous proposer le beurre, l'argent du beurre, et la sole en dessous de table. Vous voici avec un "à-valoir" de 20 000 € en poche pour votre prochain roman, votre future œuvre, une avance acquise quoiqu'il advienne, et sans avoir rédigé une seule ligne, une somme astronomique pour un pigiste habitué à se battre pour 40 € le feuillet ..... écrit.

C'était l'euphorie, la gloire. Et puis voilà, ce fut la page blanche. Rien, plus rien, même pas un signe, une virgule, une petite ponctuation, rien, le trou, le vide. Impossible, lui le génie dont tous chantaient les louanges, il n'avait qu'à regarder la feuille pour qu'elle se remplisse par enchantement. Sauf que plus rien ne s'affichait sur la page. Il avait beau regarder, scruter, s'approcher, rien, la page demeurait imperturbable. Il suait, il s'inquiétait, il claquait des dents, ses yeux s'écarquillaient, il grimaçait. Rien. Comment ? Etait-ce possible ? A lui ? Lui faire ça à lui ! Sur le chemin du Panthéon ? C'était injuste, c'était immérité, qu'on appelle un avocat, la police, qu'on sonne la conciergerie, qu'on fasse venir le groom ! La machine s'était grippée. Sa nuque lui faisait mal, une barre était vissée à son crane, là, derrière, entre les oreilles, la fièvre s'emparait de son front, enflammait son cortex cérébral, son outil de travail, c'était la chute, vertigineuse, interminable, infinie, il dépassait les enfers et continuait à chuter. L'euphorie de la gloire à portée de main cédait à présent la place à l'angoisse. Son pied était emprisonné dans un piège à ours, les dents acérées de la mâchoire mécanique entamaient ses chairs. Les dents acérées du contrat signé qui le contraignaient à livrer un manuscrit ne maintenaient que son pied et laissaient libre un esprit qui malheureusement n'était plus d'aucune utilité. Outre la désapprobation générale s'il ne remettait pas de manuscrit, il s'exposait à la demande de restitution de l'à-valoir. Comment rembourser une fortune dilapidée lorsque l'on ne possédait rien et que l'on n'était jamais parvenu jusque-là à rien gagner ? Ce serait donc l'avocat, le tribunal ? Après la célébration, l'humiliation ? Quel choix lui restait-il ? Pouvait-il perdre d'avantage ? Il lui fallait l'inspiration, quel qu'en soit le prix. Il contemplait son sujet, rien ne venait. Il devait multiplier les points de vue, trouver un autre angle, n'importe quoi mais voir quelque chose en regardant son sujet. Il devait retrouver la vue. Regarder et continuer à voir. Regarder. Analyser. Rationaliser. Quelque chose devait venir, une idée, un souffle, une gifle si nécessaire mais plus cette vacuité de son esprit. Décortiquer. Expliquer. Abandonner ces sentiments qui encombraient son esprit inutilement. Ne plus ressentir d'émotions. Prendre de la distance par rapport à l'objet, pour pouvoir l'étudier, saisir son essence. Tuer le "je" pour ne laisser que le "il", froid, objectif, efficace, efficient, qui saurait raconter. Mais même le " il" n'a pas suffit, seul, perdu, n'ayant aucun soutien, aucune aide, aucune source d'inspiration, il n'apporta pas le flot d'idées et de paroles attendues. Il fallut faire appel aux "ils". Les plus grandes réalisations humaines ont toujours été le fruit d'un travail commun. Malheureusement, son ego gonflé par sa récente et soudaine réussite étouffait à ce point le sujet que même en changeant de point de vue, rien ne venait, pas un traître mot. Il s'imaginait un personnage, et puis attendait la suite. Rien n'apparaissait. Alors il s'énervait, s'agitait, imaginait plus simple, une table par exemple. Là, une table, la suite était facile. Attablé, on pense à une personne. Donc nous revoici avec le personnage, mais toujours rien. Que peut penser la table, je suis la table, un personnage pose ses mains sur moi, et puis, et puis. Et puis rien. Je suis rien. Et ensuite. Toujours rien. Le point de vue du badaud qui regarde la table par la fenêtre en passant dans la rue. C'est un bon début. Et ensuite. Rien. Juste un badaud, pas même un visage sur le badaud. La poussière. Je suis un grain de poussière dans un coin de la pièce, tout le monde m'ignore, je vois tout, je vois cette table qui, qui, qui rien du tout. Le personnage qui posa ses mains sur la table a forcément une famille, une femme, un chien. Sa femme se dit que, que, elle dit bien ce qu'elle veut puisqu'elle ne me dit rien à moi. Son chien. Il parle. Non, le chien ne parle pas, il mange ses croquettes, et puis, et puis c'est juste un chien qui mange des croquettes. Le chien et la table se regardent, ils n'ont rien à se dire. Fin de l'histoire. Alors il se tourna vers l'alcool qui lui apporta un soutien indéfectible, qui s'attaqua à l'origine du mal, à son esprit. Arriva le jour où l'alcool ne suffît plus. La spirale infernale de toutes les drogues et psychotropes commença. Il testa toute substance qui pouvait altérer sa conscience, modifier sa perception de la réalité. Les idées vinrent par wagons entiers, mais décousues, inexploitables. Elles ne permettaient pas de cerner l'objet, d'atteindre l'essence, de percevoir la réalité, de dérouler le fil d'une histoire. Un kaléidoscope d'images, mais pas une idée en fin de compte. Il se cognait à un miroir qui le renvoyait vers un autre miroir dans un palais des glaces aux allures de labyrinthe sans sortie. Vincent vivait des expériences inhabituelles mais aucune idée n'émergeait de l'avalanche de flashs, de concepts sans structure, il se sentait devenir étranger à lui-même, distant de son propre corps, décalé par rapport au monde, aux objets. Il flottait dans une autre dimension d'où il contemplait le monde dans lequel il avait autrefois vécu. Se détacher de son propre corps et devenir un observateur extérieur de son propre fonctionnement mental altérait la réalité sans lui apporter de trame pour construire une histoire. Les esprits ne le possédaient pas, ils le hantaient, le déchiraient. Il était épuisé, vidé de sa substance. Il commença à désespérer. Le déclic survint lorsqu'il pensa toucher le fond. Le déclic sous la forme d'un sourire, d'un clin d'œil, d'une touche d'humour à sa propre intention : toucher le fond, il n'avait aucune raison de le craindre, il y avait bien longtemps qu'il avait commencé à creuser par delà le fond. Il était déjà descendu plus bas qu'il n'eût pu le concevoir. S'il n'était pas déjà mort c'est qu'il ne risquait rien. Cette pensée le fit sourire. Il se sentit immédiatement rasséréné, le danger était derrière lui, ou plutôt au-dessus de lui, il se situait en-deçà de la limite à ne pas dépasser. Si une catastrophe avait du surgir, elle aurait déjà surgi. Il pouvait se détendre.
Apaisé, et n'ayant pas trouvé sur l'île des anamorphoses le secours qu'il en attendait, il se dirigea lentement vers le rivage. Las, il ignorait l'endroit où il finirait par échouer, mais il devait rentrer. Ces contrées mystérieuses ne cachaient aucun trésor. Bien au contraire, elles l'avaient égaré comme le chant des sirènes dans la brume. Seul le "JE" était porteur de vérité. Il avait perdu son inspiration pour avoir voulu imposer une volonté extérieure au "JE", la volonté de ce qu'on attendait de lui, son éditeur, sa femme, ses lecteurs, et ce faisant il avait étouffé ce "JE" qui était son âme d'artiste, il avait tué l'artiste, tué l'écrivain, n'avait fait que s'éloigner quand il pensait découvrir. À force d'éloignement, il finirait par s'égarer définitivement. Il était parvenu à perdre plus que la gloire, plus que la célébrité, plus que la richesse. Mais il s'était trouvé, lui. À présent il pouvait rentrer et se remettre à écrire, pour lui, rien que pour lui.

Seul, pauvre et sans manuscrit, il avançait avec des petits pas que ne guidaient plus aucune prétention. Il franchit le portail sans un regard, un peu honteux. Une fois la porte derrière lui, il se retourna une ultime fois vers ce passé révolu et courba humblement le front en guise d'adieu à cette île dont la majestueuse porte d'entrée était surplombée de l'inscription "Centre Hospitalier Psychiatrique".

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