La
Frontière
"Toujours. Etranger". Voilà la médaille de l'intégration
qu'il reçut pour 45 ans de labeur. L'étiquette de celui qui fut
toujours, quoi qu'il arrive, l'étranger, comme si cette étiquette
était tatouée au plus profond de son corps, de son âme.
Ce
matin-là, son
cœur battait
la chamade. Bientôt tout cela appartiendrait au passé,
son
exode s'achevait.
Il avait bien mérité sa retraite. Il quittait enfin Vern-sur-Seiche
pour s'en retourner à la
Terre
qui l'avait
vu naître.
Mourir là où il n'était pas un étranger. Enfin.
Il se souvenait de chaque émotion, chaque sentiment, chaque
frustration qui avait balisé le parcours d'un homme simple, aux
bonnes intentions, qui avait quitté sa Terre natale pour s'en aller
ailleurs gagner sa subsistance.
Il se souvenait parfaitement de son arrivée, quarante-cinq ans
auparavant. On lui avait assuré qu'à Vern-sur-Seiche il trouverait
toujours du travail. Il était humble, il savait que les regards se
porteraient sur lui, que les habitants l'épieraient pour se faire
une opinion de l'étranger. Alors il avait baissé la tête, il
n'avait relevé aucun regard, il était resté à sa place, comme on
dit. Il avait accepté tous les petits boulots, ceux dont les jeunes
du crû ne voulaient pas. Les mois d'août dans l'ancienne mine
reconvertie en champignonnière, avec une température constante de
11° qui lui offrait la joie d'un bon rhume en plein été. La
rénovation de peinture extérieure au mois de décembre. La
plomberie pour secourir une famille inondée en pleine nuit. La pose
de carrelage le dimanche lorsque la maisonnée est en week-end. Il
n'avait jamais rechigné à la tâche. Il savait que cela prendrait
du temps pour se faire accepter. Le temps travaillait pour lui, il
vivait d'espoir. Lorsqu'ils le connaîtraient suffisamment, ils
comprendraient que ses intentions étaient louables. Ils pourraient
l'accepter parmi eux. Il ne représentait pas un danger pour leur
communauté.
Tant d'humiliations supportées, tant d'anecdotes douloureuses. Parce
qu'il savait qu'un jour, ils l'accepteraient. Ce jour n'était jamais
venu. Il était resté l'étranger.
Comme
cette fois, humilié publiquement, où les voisins ne tentèrent même
plus de dissimuler leurs remarques. Lui, l'étranger, celui que l'on
tolérait, il avait été pris en flagrant délit à flirter avec la
nièce du maire, la Parisienne. Qui s'imaginait-il être ? Parce
qu'il n'avait pas été refoulé à la frontière de la ville, il
pensait pouvoir approcher la Parisienne, l'érudite, celle qui
fréquentait l'université, qui serait sûrement une avocate renommée
un jour. Lui, avec ses pieds crottés d'avoir jardiné les ronces et
les roses fanées, avec ses mains qui portaient les traces des
travaux que les habitants avaient eu la bonté de lui confier, traces
de peinture qui s'accumulaient en couches, traces de terre incrustée
sous les ongles.
Il
n'avait pas vu la catastrophe arriver. Il faisait ce jour-là la
queue à la boulangerie, comme tous les matins. La jeune fille
semblait fraîche, elle respirait le bonheur. Et puis surtout, il ne
l'avait encore jamais vue. Elle était étrangère, comme lui.
Etrangère et heureuse, intégrée, acceptée. Elle était presque
une sœur. Il était sorti de sa réserve, de sa retenue. Il n'y
avait pas de danger. Elle était comme lui. Il lui avait adressé la
parole.
C'était
à ce moment que Monsieur le Maire était entré à son tour dans la
boulangerie. Il avait suffit d'une toute petite remarque pour réduire
à néant des années d'effort.
-
Alors, Monsieur Jeannot, je vois que vous avez fait connaissance avec
ma nièce.
Oh,
une petite phrase innocente, mais dans la bouche de Monsieur le
Maire, à l'intention du manant, du demi-vagabond, de celui que sa
terre natale avait refoulé, cette phrase sonnait comme une mise à
mort. Le maire avait officialisé l'exécution. Les marauds ne se
cachaient plus pour le dévisager en souriant. Il avait enfin dévoilé
son ignominie.
Derrière
chaque étranger, chaque différence, se cache toujours une mauvaise
intention, c'est bien connu.
A
présent le taxi stationnait devant la porte. Il contemplait sa
valise dans le vestibule, l'air hagard. Il franchit le pas de la
porte en prenant soin de saluer le paillasson de l'entrée, afin d'y
déposer ses regrets, ses remords. Quarante-cinq ans d'humiliations.
Il franchit le seuil sans se retourner, fit un signe de tête en
réponse au bonjour matinal du chauffeur de taxi. Des sanglots
restaient coincés au fond de sa gorge. Il tendit sa valise. Le
chauffeur la rangea dans le coffre, machinalement, sans se douter
qu'il enfermait dans ce coffre toute une vie de labeur et d'humilité.
Quarante-cinq ans d'échec. Toujours, étranger.
Arriva
le départ, moment si attendu que le temps, asphyxié d'émotions,
dut marquer une pause, incapable d'aller plus avant.
9h04
le taxi s'élança, sans tambour ni trompette, du centre de
Vern-sur-Seiche, regagna rapidement la D34, avant de rejoindre la
terrible D286, la ligne Maginot de la vie de Jeannot. Il parcourut
cette dernière tranchée sur plus de cinq interminables kilomètres
pour passer en territoire ami, après le pont qui enjambe la Seiche,
et aboutit sur la D36 qui mène à Saint-Erblon.
9h13.
Saint-Erblon. Il était chez lui, là où il ne serait plus
l'étranger. Quarante-cinq ans de frustration gisaient derrière lui.
Des larmes coulaient sur ses joues.
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