Le grand froid




S'il y a bien une expression qui colle à la peau de papy et mamie, c'est : "ça chauffe". ça avait toujours chauffé entre papy et mamie. Adolescents, lors du bal annuel du village, un bal bien modeste, mais très attendu par les jeunes car il était l'unique rayon de soleil dans la grisaille de notre campagne, papy, Marcel de son prénom, du haut de ses 14 ans, était pétrifié par l'attrait de Bernadette, une gracieuse adolescente de 17 ans, au charme envoûtant, surtout pour un garçon qui n'avait jamais franchi les limites de son village natal. Empoté comme le jeune premier qu'il était, il avait un jour surmonté son trac et avait abordé en bégayant de ferveur cette muse à l'allure majestueuse. Son air gauche avait attendri la dulcinée. Ils avaient échangé quelques mots maladroits, gênés par le regard amusé des gens du village à la vue de leur rite de séduction. Un peu contraints de poursuivre le protocole, un peu décidés à ne plus demeurer une photographie distrayante entre deux bières pour les ados boutonneux présents au bal, ils se levèrent et s'enlacèrent au son de l'accordéon qui se démenait pour rendre langoureux un slow couvert par les rires gras des fêtards imbibés d'alcool jusqu'au vomissement. Marcel, qui découvrait l'amour depuis que ses hormones en avait décidé ainsi, quelques mois auparavant, s'empourprait au contact de cette pulpeuse jouvencelle déposée par le ciel. La demoiselle, bien plus gaillarde que lui, avait l'habitude des sifflements et des approches audacieuses. Elle dut remettre à sa place un Marcel dominé par ses hormones qui s'aventurait en terrain inconnu tel un conquérant à qui rien ne peut résister.
- ben alors mon mignon, ça chauffe ? lança-t-elle pour le taquiner de son impertinence.
Marcel se décomposa. Elle ne l'aurait pas maintenu fermement qu'il se serait liquéfié sur place. Elle ne le lâchait pas. Son empressement l'amusait, elle appréciait d'être l'objet de sa convoitise, mais elle ne voulait pas perdre le contrôle. Cinq ans plus tard, lors de leur mariage, Bernadette avait un peu perdu le contrôle. Le jeu s'était équilibré. Marcel demeurait le prétendant contrit aux genoux d'une princesse inaccessible qu'il avait pourtant conquise. Mais Bernadette recherchait à présent des stratagèmes pour consolider son envoûtement et plus pour garantir sa suprématie. Maintenir sa liaison avec Marcel était devenu plus important que l'assujettir. Lorsqu'il lui passa l'anneau au doigt, elle le gratifia d'un baiser lascif qu'elle termina, en guise de clin d'œil au mot de leur rencontre, par un :
- ça chauuuuffe mon amouuuuur ?
Certes ça chauffait toujours, mais Marcel ne craignait plus le radiateur ! Il avait trouvé la notice d'utilisation du thermostat qui permet de se réchauffer sans se brûler. Hélas l'amour ne dure qu'un temps, c'est pour cela qu'autrefois on se mariait à la mairie puis à l'église, ça durait plus longtemps. Aujourd'hui la publicité nous simplifie tout, on se contente de la mairie. Demain, à force de simplification, un registre à l'entrée de la mairie permettra de se marier, et un second registre à la sortie actera le divorce. Mais ceci nous éloigne de la nouvelle, et pourtant ça chauffait toujours entre Marcel et Bernadette, mais plus du même bois. Le bois concupiscent autrefois imputrescible avait pris l'eau. Il chauffait vert, un bois agacé, énervé, susceptible, que Marcel recevait dorénavant par volée. Comme pour tous les couples, passé le délai nécessaire à l'accomplissement de l'acte sexuel afin d'assurer la reproduction de l'espèce, le cerveau cesse de synthétiser son ocytocine magique et il ne reste plus de l'amour qu'un mari trop accaparé par un travail qui n'ôte pas les inquiétudes des fins de mois difficiles, et une femme qui regarde vers le ciel son rêve s'éloigner un peu plus chaque jour. Marcel avait respecté les us et coutumes. Il passait ses journées la tête dans son four à pizza. Oui, je ne vous ai pas encore dit, mais papy travaillait comme pizzaïolo. Des pizzas en Alsace ! Encore, des bretzels, on aurait compris, mais des pizzas ! C'était comme essayer de vendre un tee-shirt du PSG à un marseillais ! Mais papy était têtu.....et fier de son vrai four à bois. Ah ce four en brique, mamie ne le supportait pas. A cause de lui papy vivait avec le visage noirci par le charbon de bois et ses cheveux empestaient la fumée. Qu'importe, il n'avait pas cédé à la facilité. La qualité primait avant tout. Et son obstination avait payé. Les pizzas de papy avaient acquis une renommée dans le village. L'excentricité initiale était devenue phénomènede mode. Il existe deux sortes d'excentricités : celle qui inquiète et que l'on fuit, et celle que l'on accepte avec condescendance. Papy réussit à imposer la deuxième. Son implication dans la vie du village comme pompier volontaire n'y fut pas étrangère, elle lui permit de se faire accepter, lui, le rival originaire du village voisin. Qui apprécie le maître apprécie la création. Juché sur le camion de pompier transmué en destrier, recouvert de sa veste aussi impressionnante que la cuirasse d'un rhinocéros, ajustant son casque qui le métamorphosait en gladiateur, papy relevait fièrement le menton lorsque le camion, lancé à la vitesse d'un harpon, déchirait le village toutes sirènes hurlantes, pour accourir héroïquement au secours des malheureux. Marcel se jetait tête baissée dans les feux, assommait avec fougue les flammes, dominait la chaleur, étouffait toute étincelle naissante. ça chauffait pour papy ! Et mamie aussi elle chauffait, car après la journée la tête dans le four à pizza, papy passait soirées et week-end à la caserne. Il était parfait vous dis-je. Un homo sapiens sapiens modernus perfectus. Parfois, papy ne trouvait pas d'échappatoire au retour au logis. Plus de noctambule à nourrir, pas de garde à la caserne, il prenait alors la direction de sa demeure. Il le savait, au centre de cette bâtisse sévissait Bernadette. Ils avaient épuisé tout le répertoire des conversations possibles entre deux êtres dont la vie commune n'est plus émaillée d'aucune surprise. Ils ne se regardaient plus. C'est bête de se regarder sans se parler, sans se toucher. Ils surveillaient les casseroles sur le feu. Bernadette consacrait de longues heures à cuisiner, elle contemplait les plats qui mijotaient et déversaient leurs effluves de l'âtre jusque dans chaque recoin de l'immense pièce à vivre de la maisonnée. En humant à pleins poumons, les odeurs pénétraient les narines et élevaient les sens jusqu'aux rivages des rêves qu'ils avaient abandonnés depuis des temps immémoriaux. L'attente se faisait plus douce, plus suave. Marcel s'enveloppait de senteurs divines et oubliait que le maître d'œuvre d'un tel fumet n'était autre que la grincheuse et grassouillette Bernadette. Elle lorgnait de temps à autre dans sa direction, grognant un :
- ça chauffe.
Il ne répondait jamais, égaré dans les limbes où les arômes l'avait transportaient. Une fois la panse gavée, ils se dirigeaient vers la chambre qui n'abritait plus leurs ébats depuis des lustres. Le seul affrontement sensuel qui subsistait avait pour sujet la bouillotte. Mamie avait une mauvaise circulation et se plaignait toujours d'avoir les pieds froids. La bouillotte la soignait de son mal. Papy, après une journée dans une chaleur étouffante, exigeait pour récompense de son labeur acharné et continuel un repos mérité et réparateur. Pas question de geler sous une couverture mitée ! La bouillotte brûlante était son dû.
- la bouillotte me réchauffe, s'indignait-il.
Cet espoir de s'accaparer la bouillotte se heurtait immanquablement à la farouche détermination de mamie qui jugeait qu'après tant d'années à supporter son charbonnier, elle méritait l'objet de convoitise pour elle seule.
- ça me chauffe, je suis malade, gémissait-elle.
Finalement, un compromis les accompagnait dans le sommeil. A force de contorsions, chacun parvenait à bénéficier d'une parcelle de la précieuse bouillotte sans jamais affleurer la peau de l'ennemi. Pendant ce temps, assis sur le poêle ancien modèle, dans un coin de la pièce principale, Satan se frottait les mains avec un sourire malsain, affamé, en contemplant les rides envahissant les visages de papy et mamie, leur corps qui s'affaissait, leur cœur qui ralentissait, ralentissait. "ça chauffe", souriait-il, impatient d'accueillir ses futurs hôtes. Papy et mamie avaient vécu trop longtemps ensemble pour continuer à se supporter. Ils se toléraient, s'observaient avec méfiance du coin de l'œil. L'autre incarnait le danger, celui ou celle qui vient constamment empiéter sur votre espace vital, qui vient contrecarrer vos plans, qui vient troubler votre tranquillité. Mais papy et mamie avaient également vécu trop longtemps ensemble pour ne plus pouvoir vivre sans l'autre. Ils sont donc morts à quelques jours d'intervalle. Ils ont manqué de peu d'être centenaires. Je repense à leur vie et je pleurs en silence. ça ne chauffera plus pour papy et mamie. Ils sont tout froids à présent, pour toujours.




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire