Le Chalut

Céline avait lutté dur pour reprendre la tradition de ses grands-parents à Mesquer. Remettre en activité l'exploitation salicole avait demandé bien plus d'efforts qu'elle ne l'avait imaginé. Elle avait du faire ses preuves, était même retournée sur les bancs de l'école obtenir le brevet professionnel de "responsable d'exploitation agricole, option saliculture" pour justifier de son aptitude à la profession de paludier, car personne ne croyait à son projet. Le métier demeurait toujours aussi éprouvant que par le passé. À cela s'ajoutaient les tracasseries administratives des temps modernes. Mais Céline était déterminée comme savent l'être les Bretonnes. Ses efforts avaient été récompensés, son travail lui assurait à présent un revenu et, plus important, le sentiment d'œuvrer utilement. La consécration était venue lorsque sa petite production reçut officiellement l'appellation "sel de Guérande", de simples lettres mais qui représentaient l'aboutissement de tant d'investissements personnels, d'efforts, de rêves, d'espoirs. Céline était heureuse. Elle ne s'arrêtait jamais, curait constamment les canaux de distribution, contrôlait et ajustait le niveau des œillets, réparait les dégâts causés par les nuisibles et les intempéries, et participait activement à la récolte de la fleur de sel de mi-juin à mi-septembre. Elle avait acquis un savoir-faire, une maîtrise de l'exploitation optimale des conditions naturelles, surtout météorologiques, que la qualité spécifique de son produit lui valait la reconnaissance de tout le bassin salicole de la presqu'île guérandaise, ce qui n'était pas rien !


Chez les Thierryzeau, à Saint-Hilaire-de-Riez, on était marin-pêcheur de père en fils. L'Atlantique était le terrain de jeu des enfants, l'usine des parents et parfois le cimetière de la famille. Le bateau de Thomas, l'aîné, était sa maîtresse. Il dormait plus souvent avec sa maîtresse qu'avec son épouse. La mer, lit illégitime, tantôt source de voluptés, tantôt source d'angoisses, décidait de son quotidien. Les temps étaient plus durs qu'autrefois, la pêche industrielle avait fait chuter les marges des petits patrons. Partir en mer ne signifiait plus la pérennité de son emploi, la garantie de ne pas devoir un jour vendre le bateau. Il s'efforçait de ne pas songer à l'avenir. La charge de travail quotidienne l'aidait en ne lui laissant aucun répit. Dès 6 h du matin, avec Gontran, Laurent et Nicolas, ils œuvraient sur le quai, commençaient à mettre en cale les bacs de criée, se rendaient à la tour à glace, faisaient le plein de gasoil, chargeaient les chaluts, les vivres. Depuis plusieurs années, chacun avait trouvé son équilibre sur le Méphisto II, un fier chalutier de 15,30 m. Être son propre armateur, tout marin-pêcheur en rêvait. Pourtant, certains auraient refusé l'opportunité, le métier était déjà bien assez difficile comme cela sans y ajouter le souci de la gestion des campagnes de pêche et des budgets financiers. Et beaucoup d'autres ne le pouvaient pas : les bateaux coûtaient de plus en plus cher et la pêche était de moins en moins rentable. Laurent était un mécanicien hors pair. Les machines tombaient sous son charme, câble électrique, pompe hydraulique, circuit électronique, s'inclinaient devant ses doigts de magicien. Gontran, marin de longue date, occupait le poste de bosco. Sa responsabilité s'étendait à la mise en cale des poissons, opération délicate, nécessitant des compétences juridiques pour maîtriser les différentes réglementations, et de solides compétences marines pour gérer l'équilibre du bateau, ainsi que beaucoup de sérieux pour assurer une bonne réfrigération des poissons. Nicolas, quant à lui, assumait la charge du coq : le patron de la cuisine à bord du bateau, c'était lui ! Un rôle plus important qu’il n’y paraissait, surtout lorsque les marées étaient longues et la météo difficile : un bon repas remontait le moral de l’équipage. Aucun ne manquait jamais à l'appel, l'équipage était fidèle depuis plusieurs années, une source de réconfort pour Thomas. Le Méphisto II quittait le port à marée haute. Durant le trajet pour atteindre les premiers lieux de pêche, Gontran et Nicolas préparaient les chaluts, réparaient et consolidaient le matériel de pêche. Thomas réfléchissait aux lieux et aux engins de pêche en fonction de la météo, des espèces ciblées et du marché. Vers 8h, le Méphisto II arrivait sur zone. Le chalut était mis en pêche. Des hydrophones permettaient à Thomas de visualiser précisément le comportement du chalut, de régler l’écartement des panneaux et l’ouverture. Thomas apportait un soin particulier à ses chaluts. Pour une somme d'environ 5 000 € le chalut, auxquels il fallait ajouter le coût des bourrelets, des panneaux, et des autres apparaux de pêche, une usure prématurée usait également la trésorerie. Afin d'optimiser la rentabilité des sorties, il avait investi dans huit types de chaluts différents en fonction des saisons et des espèces ciblées. Autant dire qu'il évitait toujours soigneusement de racler trop profondément le fond. Après environ 3h30 de traîne, le chalut était remonté, le virage comme on dit dans le métier. Le poisson était déversé sur le pont, et le chalut remis en pêche. Vers midi, le poisson était ramené à bord. L’équipage se chargeait alors de vider, laver, puis trier et mettre en caisse les prises par espèce et par calibre de taille. Le poisson était ensuite recouvert d’un film protecteur pour préserver sa fraîcheur, et les caisses étaient rangées au fur et à mesure dans la cale réfrigérée. Une fois que le poisson était descendu en température, chaque caisse était glacée, une pelletée de paillettes de glace était déposée sur le dessus de la caisse pour la maintenir au froid. Il fallait compter 1h30 entre le virage du chalut, et la fin de la mise en cale. Le trait de chalut suivant était donc en cours, et il leur restait 2h30 pour se reposer. Ce rythme de travail se répétait durant toute la marée : toutes les quatre heures, il fallait virer le chalut et mettre le poisson en cale. La veille du retour au port, Thomas appelait la criée pour donner une estimation de ses débarquements par espèce. Le Méphisto II était enfin de retour après 3 jours de mer. Il avait dans sa cale 2 tonnes de produits : 500 kg de céteaux, 400 kg de calmars, 200 kg de soles, 200 kg de seiches, 100 kg de bars, 100 kg de maigres, 100 kg de sars et du « divers » composé de plusieurs espèces de poissons vivant près du fond. Les caisses étaient débarquées sur le quai, prises en charge par le personnel de la criée qui calibrait les soles, et stockait tout le poisson dans de grands frigos avant la vente. Ne restant à terre que le temps de débarquer le poisson, récupérer des caisses propres, et refaire le plein de gasoil et de glace, le Méphisto II repartait généralement 2 heures plus tard pour une nouvelle marée au large des côtes.


Céline et Thomas s'aimaient comme l'on s'aime lorsque le temps fait défaut : sans réfléchir, en savourant chaque instant partagé. Elle débordait de soucis, il revenait épuisé de ses pêches, lorsqu'ils se retrouvaient seuls les yeux dans les yeux, ils se prenaient la main, et éprouvaient une furieuse envie de rire. Rire de la revanche que représentait leur bonheur d'être ensembles face aux indélicatesses dont le destin parsemait leurs vies. Ils appréciaient ces moments hors du temps, leurs ballades dans le parc de Brière, longeant le canal puis se perdant dans les marais en observant les danses des oiseaux, appréciant la beauté simple du toit de chaume d'une maison centenaire. Ils évitaient autant que possible Mesquer ou Saint-Hilaire-de-Riez, ces deux fiefs étaient trop synonymes de combats quotidiens, de sueur, de tracas. Ils préféraient l'agitation de Saint-Nazaire, ses chantiers de construction navale. Ils s'y serraient plus forts, se sentant tout petits face à ces mastodontes en construction de plus de 300 m, lui avec son bateau de 15 m, elle avec ses cristallisoirs de 50 m². Ils étaient certes petits, mais c'était là toute leur vie. D'autres fois, ils se sentaient légers comme des enfants, partaient en trombe s'encanailler au casino de Pornic. Ils ne jouaient jamais, étaient devenus trop adultes, trop soucieux pour cela, ils avaient trop de factures à régler dans la vraie vie, trop d'énergie à déployer pour gérer ces factures, mais ils regardaient amusés ces joueurs invétérés, ou ces touristes fortunés qui n'avaient pour tout horizon que de deviner sur quelle couleur aller s'arrêter cette satanée boule. Leur jardin secret : louer des vélos à Noirmoutier et flâner sur l'île, une heure, une matinée, une journée, aussi longtemps que leur emploi du temps le leur permettait. Avec leurs vélos, ils se prenaient pour des enfants, insouciants, riant, traversant les flaques, hélant les autres touristes sur leur passage. Ils étaient heureux.


Le destin n'oublie jamais personne. Elle, la paludière qui ramassait le sel par poignées, au milieu des entreprises mondiales productrices et distributrices de sel par millions de tonnes. Lui, le patron-pêcheur sur son frêle esquif au milieu des bateaux-usine qui déversaient chaque jour des tonnes de filets congelés prêts à la vente. Face à leurs espoirs, leurs rêves, leurs vies, le pétrolier Erika et ses 30 000 tonnes de fioul lourd décida le 12 décembre 1999 de venir naufrager dans le Golf de Gascogne. Avec l'assurance et la tranquillité d'un géant que rien ni personne ne peut arrêter, les premières nappes de pétrole arrivèrent sur les plages de Loire-Atlantique le 26 décembre. Des centaines de volontaires les attendaient de pied ferme, armés de bottes de caoutchouc, de gants, de masques, de sacs poubelles et de pelles. Spectacle macabre, insoutenable, que ces oiseaux mazoutés, ce sable blanc devenu ébène, ces rochers souillés, cette odeur de produits cancérigènes qui entête, ces sacs poubelles qui s'amoncellent en immenses tas morbides.

Habitués à se battre contre les éléments, Céline et Thomas n'en sentaient pas moins le désespoir poindre en eux face à l'inévitable catastrophe qui anéantissait d'un coup deux vies d'efforts. Les larmes leur coulaient sur le visage. Ils étaient côte à côte, sur la plage, avec leur sac et leur pelle, ils se serraient l'un contre l'autre pour se rappeler qu'ils n'étaient pas seuls, que tout espoir n'était pas perdu, ils n'osaient pas se regarder, de peur d'éclater en sanglots. Malgré le travail acharné des bénévoles, la marée noire progressait. Ils comprirent que leurs sacs poubelle ne suffiraient pas. Ils allaient tout perdre. Il songea à se résigner. Il pourrait revendre son bateau, en tirer un bon prix, il était bien entretenu. Il travaillerait comme mareyeur, ou bien quitterait pour toujours cette terre qui l'avait mis en d'échec et ne voulait plus de lui. Il pensa à Céline, avec ses petits marais salins, qui ne pourrait rien sauver. Cette idée le révulsa, il s'interdit de baisser les bras, il ne pouvait pas l'abandonner. Perdu pour perdu, Thomas laissa tomber pelle et sacs, prit Céline par la main et se mit à courir comme un fou. Elle pensa que la douleur lui faisait perdre la tête. Ils montèrent en voiture. Il roula à toute vitesse, ne respectant pas les feux rouges, les interdictions de dépassement, les limitations de vitesse. La raison l'avait abandonné, pensa-t-elle. Elle se dit qu'ils allaient mourir, là, avant la fin de ce trajet en voiture, qu'il avait décidé d'en finir. Elle ne fit rien pour l'arrêter. De toute façon, elle avait déjà tout perdu, alors autant mourir avec son bien-aimé. Arrivé à Saint-Hilaire, Thomas sauta de la voiture au bateau, chargea tous ses chaluts et ils prirent la mer. Il avait une idée en tête, une idée insensée. Plus il utiliserait de chaluts en les empilant, se disait-il en lui-même, et plus l'espace entre les mailles se réduirait. Le fioul arrivait en plaques épaisses. Il pouvait piéger le mazout comme il piégeait les poissons. Il suffisait de protéger quelques centaines de mètres de littoral pour que les salins de Céline soient épargnés. Cette idée folle s'était ancrée dans sa tête.

Ces faits se déroulèrent en 1999.
En 2016, Céline ne travaillait plus comme paludière.
Pourtant Thomas avait sauvé son marais.
Elle secondait Thomas.
Thomas ne pêchait plus.
Il avait créé son entreprise.
Il vendait des chaluts spécialement conçus pour la collecte des pollutions flottantes (hydrocarbures, macro-déchets) à la Marine Française, à Total, au Maroc, aux Etats-Unis, et à d'autres clients plus modestes mais aussi nombreux que des grains de sel dans la paume de main de Céline .

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