L'accomplissement de Matru


Matru avait perdu son enveloppe corporelle. Il renaîtrait dans un meilleur karma. Il était né dalit, il était donc mort dalit, intouchable. Les occidentaux pensent à tort qu'un intouchable en Inde est forcément pauvre. Matru n'était pas pauvre. Il possédait une magnifique maison sur la rive du Gange à Varanasi, ou Bénarès comme l'appelait les Anglais. Il faisait parti du clan des Doms, organisateurs des cérémonies de crémation. Activité oh combien impure que personne ne leur envie, elle n'en est pas moins lucrative et les membres de ce clan sont parmi les plus riches de la ville. Varanasi, l'une des 7 villes sacrées de l'hindouisme, est la cité qui accueille le plus de pèlerins en Inde. Le vœu le plus cher pour un hindou est d'être incinéré à Varanasi et que ses cendres soient ensuite jetées dans le Gange, fleuve sacré de vie et d’espoir. Le ghât - les marches qui mènent aux bords du Gange - le plus ancien et le plus sacré de Varanasi est le Manikarnika Ghât. Un corps brûlé au Manikarnika échappe au cycle des réincarnations, les cinq éléments dont il est composé retournent à leur place par le feu. Dans les ruelles sombres et étroites du vieux Bénarès, les cortèges funéraires se succèdent jour et nuit pour accéder au Manikarnika. Les cadavres attendent leur tour, enveloppés d’un sari et attachés sur un brancard en bambou. Le feu ne s’y est jamais éteint depuis plusieurs millénaires. Le salaire très honorable de Matru pour ce travail impur lui avait permis d'accéder au confort à l'occidental et à tous les outils de communication moderne : ordinateur, Internet. C'était une fenêtre magique pour un dalit, lui le paria avait enfin accès à la culture. Bien sûr, me direz-vous, l'article 16 de la Constitution a aboli l'Intouchabilité et permis à tous d'accéder à l'éducation. L'école gratuite est ouverte à tous depuis l'indépendance en 1947. Que nenni, les traditions religieuses sont plus fortes que les lois et peu de dalits osent, même de nos jours, aller à l'école. En ce qui le concernait, il était un miséreux chanceux, il était le roi des Dalits, un chemin confortable et déjà tracé avait toujours précédé ses pas, alors pourquoi aurait-il du perdre du temps en études ? Personne n'échappe au cycle des réincarnations : il était écrit qu'il consacrerait sa vie à mettre en scène la mort. Quand bien même il serait allé à l'école, la discrimination demeurait et demeure toujours aussi présente et aucun indien n'aurait osé affronter le présage des malheurs à venir en partageant la table d'un Intouchable. Les lettrés, les enseignants, font partie de la plus haute caste, celle des brahmanes. Lui, il était si impur que côtoyer ne serait-ce que la plus basse des castes lui était interdit. Et soudain, la technologie aidant, de nouveaux moyens de communication avaient surgi en l'espace de quelques années et lui avaient donné accès au monde extérieur, inconnu, loin du Gange et de ses traditions. Un obstacle de taille se dressait tout de même : la langue. Avec 23 langues officielles et 4000 langues pratiquées, se comprendre entre indiens relève du défi. Comment, dans ces conditions, imaginer communiquer avec le monde au-delà du Gange ! Son clan pratiquait majoritairement l'hindi, très utile pour les tractations entourant les crémations, mais personne ne parlait hindi en-dehors du territoire indien. L'anglais, langue de la haute bourgeoisie, des érudits, des écrivains, était impensable pour un paria comme lui. Il aurait pu subir de désagréables tracasseries si l'idée s'était répandu qu'il s'essayait à l'apprentissage de la langue des hautes castes. Malgré son statut d'Intouchable impropre, il était devenu un homme d'affaires avisé, et son expérience du capitalisme pragmatique ne s'encombrait plus de spiritualité. Un jour qu'il était parvenu à négocier, avec le guide d'un groupe de touristes français, une somme rondelette de 10 000 roupies pour quelques photos de crémation, l'excitation des touristes à l'idée de ramener chez eux des photos interdites leur fit oublier en partant deux ou trois babioles, des effets personnels sans valeur. Parmi ces babioles figurait un livre écorné : "le guide du routard". Quelle qu'ait été la valeur de ce livre, il était écrit dans une langue inconnue, indéchiffrable pour Matru : le français, et il s'adressait à des français, êtres peuplant un monde lointain, étrange. Pour lui, il représenta immédiatement le livre interdit, son livre de Dzyan, celui qui révèle la clé d'univers cachés, merveilleux. Ce livre allait devenir son Graal. Il l'a ouvert avec le respect du à une sainte relique. Impossible d'en déchiffrer un traître mot ! Peu importe. Quel chrétien du XXe siècle peut encore lire la Bible en latin ? Une Bible en latin en perd-elle toute valeur ? Il a utilisé ce livre comme point de départ de sa quête de savoir, d'ouverture au monde. Il a dévoré ce livre, il l'a déchiffré, traduit, il s'en est imprégné, il voulait le comprendre, ce livre était synonyme de sésame vers des contrées inconnues et autrefois inaccessibles aux petites gens comme lui. Sa décision était irrévocablement prise, il apprendrait le français, il communiquerait en français, il s'ouvrirait au monde grâce à la langue française. S'il avait eu conscience de la difficulté de la tâche, il se serait probablement cherché un autre hobby. Les ragots disaient qu'avec un écran d'ordinateur, toute quête devenait facile, tout apprentissage était accessible. Il écouta les ragots. Les débuts tinrent leur promesse : acheter un ordinateur fut très facile. Obtenir une connexion internet releva du domaine du possible : les fournisseurs d'accès à internet ne manquaient pas à Varanasi. Si l'on passe sous silence les coupures dues aux singes, animaux sacrés donc impossible à chasser, qui sont très friands de câbles à fibre optique, les connexions étaient même d'excellentes qualités. C'est ensuite que l'entreprise s'est corsée. Avant de pouvoir communiquer, il lui a d'abord fallu se familiariser avec le clavier en hindi, et avec l'utilisation d'internet, puis apprendre quelques rudiments de français. Il a bien cru que jamais il ne parviendrait au bout de ces tâches. Mais une fois ces obstacles franchis, lui que tout le monde fuyait à Varanasi, il n'avait pas pu répondre à toutes les sollicitations tant il en reçut sur internet, victime du succès de son activité sacrée, impure. Il n'avait toujours vécu qu'au milieu des crémations. Etrangeté du monde au-delà des rives du Gange où son statut d'intouchable lui valait la célébrité. Paria chez lui, star à l'extérieur. Il ne comprenait plus pourquoi Vishnou avait élu domicile en Inde, ce pays où les stars rejetées ! Il a entretenu une correspondance par internet sur un site de contacts francophone en suivant ses affinités, selon la petite voix intérieure qui dicte ses actes à chaque humain en lui laissant croire que lui seul décide.

Philippe Rosier, un correspondant de Belgique, a retenu toute son attention. Comme lui, Philippe utilisait le feu en guise d'outil de travail, et comme lui il était un dalit. Hormis cela, leurs vies n'avaient rien en commun. Matru était indien, mais il n'appartenait à aucune caste d'indien, il n'était donc pas vraiment indien. Philippe était belge mais écrivait qu'il n'était pas vraiment belge, il était wallon. Matru n'avait pas tout saisi et supposait que, comme lui, il était un sans caste qui préférait ne pas trop s'étendre sur sa condition sociale. Philippe se montrait bien plus disert lorsqu'il s'agissait de parler de sa passion, de son travail. Il exerçait la profession d'artiste. Plus exactement maître verrier dans une cristallerie, à Val Saint Lambert. Il était intarissable pour expliquer les différents composants qu'il adjoignait à la pâte de verre pour en modifier les caractéristiques et obtenir l'éclat et la sonorité exceptionnelle du cristal. Vases, coupes, verres, chandeliers, carafes devenaient sous ses doigts des pièces uniques, des œuvres d'art. Mais Philippe rongeait son frein. La cristallerie, pour laquelle il avait toujours travaillé, n'avait pas résisté à la concurrence étrangère, et n'était pas parvenue à s'implanter dans les pays émergents. L'entreprise avait été déclarée en faillite. Le sort réservé aux salariés demeurait incertain. Il en tenait presque pour responsable Matru et ses feux de bois. La concurrence étrangère à prix imbattables, c'était Matru, les pays émergents qui ne s'ouvraient pas à la verrerie de luxe, c'était encore Matru. Puis Philippe réalisa l'inanité de ses sentiments à l'égard de l'indien avide de connaissances. Matru ne souhaitait que briser le cycle des réincarnations, sortir du Samsara. Il ne souhaitait que le meilleur pour tous les hommes. Philippe ne semblait pourtant pas convaincu lorsque Matru lui expliquait que son karma serait meilleur dans sa prochaine vie. C'était à n'y rien comprendre.

Parmi les correspondants préférés de Matru, Jean-Charles Privert conserva une place à part. Il habitait la perle des Antilles, Haïti, perle disloquée par le violent séisme du 12 janvier 2010. Ce jour-là, la vie de Jean-Charles avait basculé. Il ne se plaignait pas, aucun des membres de sa famille ne comptait parmi les victimes de la terrible catastrophe. Mais les dégâts matériels l'avaient profondément affecté. Lui qui était si fier de pouvoir offrir une maison coquette à sa famille, après le séisme destructeur il n'en restait plus qu'un informe tas de gravas. Les touristes avaient déserté l'île, le privant de juteux revenus. Il se reconstruisait petit à petit, se démenant sur internet comme un diable numérique pour promouvoir les visites de son coin de paradis. Il était aussi sédentaire que Matru, non par attachement à la terre qui l'avait vu naître, mais parce qu'il ne savait pas où aller, et n'avait aucune raison d'aller voir ailleurs. Il était né, vivait, et mourrait à Jacmel, une commune sur la rive gauche de l'embouchure de la rivière de la Cosse, à l'endroit où celle-ci se jette dans la baie. Jean-Charles avait tant parlé du charme pittoresque de Jacmel, de l'hospitalité des Jacméliens, et surtout des paysages majestueux qui entouraient le site de Bassin bleu qu'il avait fini par piquer la curiosité de Matru. Bassin bleu, ce haut lieu de tourisme avait toujours fourni à Jean-Charles une aisance financière. Bien que le premier bassin n'était distant que d'une douzaine de kilomètres de la ville, s'y rendre relevait de l'expédition, et les touristes préféraient se fier à l'expérience d'un enfant du pays plutôt que se perdre sur ces chemins abrupts et touffus de végétation luxuriante, ou risquer de croiser une faune abondante et inquiétante. Le parcours commençait en véhicule tout terrain rapidement abandonné pour une transition à cheval avant de terminer de la manière la plus simple et la plus naturelle qui soit : à pied. Une courte marche permettait d'atteindre le premier bassin, et de s'époustoufler devant la beauté de ce sanctuaire préservé. Le bassin se démarquait par la présence sur ses bords d'un gigantesque palmiste, d'où son nom : Bassin Palmiste. Le cheminement se poursuivait jusque Bassin Bleu, qui tirait son nom de la couleur bleu cobalt de son eau chargée en minéraux. Pour les plus sportifs aptes à se hisser le long d'une corde, la ballade continuait jusqu'à un troisième bassin où venait se jeter une cascade d'eau cristalline délicieusement fraîche. L'excursionniste se baignait alors dans une eau si limpide qu'il pouvait observer la nage d'adorables poissons lui louvoyant entre les jambes, à défaut de naïades bien présentes, racontaient les légendes locales, mais souvent trop timides pour se montrer. Matru avait du mal à concevoir cette idée, les eaux du Gange étaient si opaques que le sousouc, le dauphin local, avait perdu l'usage d'une vue devenue inutile. Quand on y pense, c'est fou le nombre de personnes qui n'appartiennent à rien ni personne. Matru était indien mais considéré dalit, sans caste. Philippe Rosier était belge mais considéré wallon. Un autre de ses correspondants, Amadou Haïdara, était malien mais considéré comme azawadi.

La rencontre entre Amadou et Matru était inévitable. Amadou vivait des moments difficiles et avait besoin de se confier. La vie de Matru avait toujours été difficile et il n'aurait jamais personne à qui se confier. Ils étaient donc fait pour s'entendre. L'histoire de la vie de Matru était gravée dans le marbre. L'histoire de la vie d'Amadou se réécrivait chaque matin. Rien ne semblait défini, toutes les certitudes fluctuaient au gré des décisions militaires, qui décidaient des déplacements de frontières comme une présentatrice de météo télévisée annonçait les déplacements de masses nuageuses. Chaque matin Amadou devait s'informer pour savoir quelle était la langue en vigueur, puisque le français, langue officielle, était moins parlé que la douzaine de langues nationales dominée par le bambara. Il se renseignait ensuite pour connaître les dernières frontières du pays. Puis connaître le dernier régime politique (colonie, dictature, démocratie), la religion à suivre (laïque, islamique), et jusqu'au droit à respecter (droit de la dictature c'est à dire faire croire au peuple qu'il n'a aucun droit, droit de la démocratie c'est à dire faire croire au peuple qu'il a tous les droits, ou la Charia, le droit de Dieu, non négociable). Amadou était né en 1958 à Tombouctou, dans le nord du Mali, une zone constituée géographiquement de déserts et politiquement de sables mouvants. Cette année-là, hormis sa naissance qui passa totalement inaperçue, rien de notable ne fut à déclarer. Dès l'année suivante, les choses se gâtèrent. Le Sénégal et la république Soudanaise se regroupèrent pour former la République du Mali qui, l'année suivante, proclama son indépendance. S'ensuivit une grande période de stabilité durant son enfance. A l'âge du 10 ans, pour fêter son anniversaire, un coup d'état transforma la république en dictature qui se maintint jusqu'au renversement suivant lorsqu'il atteint l'âge de 33 ans, pour, cette fois-ci, en 1991, adopter la démocratie. En 2012, las de plus de 20 ans d'inaction, des Touareg et plusieurs mouvements salafistes se rebellèrent et attaquèrent des camps militaires et les principales villes du Nord du Mali. Le pouvoir politique affaibli fut destitué par un putsch qui amena l'année suivante, en 2013, des élections présidentielles. Pendant que les Touaregs réclamaient l'indépendance du Nord Mali, les salafistes souhaitaient imposer la charia. Ces deux-là finirent donc par s'étriper. Les militaires français, fâchés de ne plus savoir quel pantin était accroché à leurs ficelles, s'invitèrent à la danse. Et au milieu de tout ce beau monde, Amadou Haïdara, membre d'une tribu d'éleveurs nomades qui se déplaçaient en permanence à la recherche de pâturages frais pour leurs troupeaux, traversait le Sahara méridional et se moquait finalement bien que la démocratie ait été instaurée depuis 1991, car il ne comprenait pas les enjeux électoraux et le sens d'une démocratie qui ne changeait pas grand chose à son quotidien. Amadou suivait la caravane. Il avait toujours suivi. Quand des nomades avaient décidé de rejoindre les rangs de l'armée, il avait encore suivi, sans se poser de questions. Il n'avait pas réalisé qu'il quittait définitivement sa vie de nomade. Il découvrit la nostalgie. Amadou s'interrogea. Il se dit que peut-être, les élections, les guerres, les enjeux politiques, ça changeait des choses. Il ne savait plus ce qu'il voulait, il ne s'était jamais posé la question, il avait toujours suivi, le jour était venu d'apprendre à choisir, à décider.

Peu de temps avant sa mort, tous ces souvenirs, tous ces gens, avaient laissé Matru songeur. Il avait rêvé de voyager mais il n'en avait pas eu le droit. Il était un sans-caste, il n'avait aucun droit. Il s'était résigné. Pourtant, il avait pu s'immiscer dans des vies qui lui semblaient tout droit sorties de contes de fée, il avait pu explorer des mondes qui lui étaient interdits. L'écoute, le partage et la solidarité, grâce à la magie de la langue française, avaient apaisé ses souffrances, ainsi que celles d'Amadou, de Jean-Charles et de Philippe. Il avait compris quelle tâche lui avait été assignée dans cette vie. Il l'avait accomplie. Il pouvait à présent mourir et progresser dans son karma. Il en remerciait Brahmā.

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