Il était une fois l'humain




26 août 2040.
Autour de l’auge à fourrage, Dolly, 29° version, et Cathy, 16° version, inspirèrent profondément pour évacuer leur stress.
— Alors ça y est, nous y sommes.
— Oui, nous touchons au but.
— Un succès complet.
— Aucun contretemps, ça a été plus facile que prévu. Finalement, ils n’ont pas été aussi redoutables qu’on l’avait prévu, ces humains. C’est à se demander comment ils ont fait pour dominer la planète aussi longtemps. Tu te rappelles les doutes qu’on avait au début ?
— Oui, on en a fait du chemin depuis la première version de Dolly.

Dolly était née le 5 juillet 1996. Cette brebis fut le premier mammifère cloné à partir d’un noyau de cellule somatique adulte. L’affaire fit grand bruit à l’époque en raison de la prouesse technique, mais les implications éthiques controversées contraignirent les chercheurs humains à continuer leurs travaux avec une discrétion prudente envers le grand public.

Les scientifiques perfectionnèrent la technique. A peine dix ans après le premier clonage, en 2006, ils étaient capables de modifier le code génétique des cellules et de donner naissance à des espèces hybrides : brebis avec oreilles de cochons et corne de rhinocéros, brebis à six pattes, brebis à trois yeux, la liste était longue.

La réussite suivante fut la maîtrise des gènes responsables du développement neuronal. En 2019, le Docteur Odile Jacquemin ouvrit la voie en parvenant à modifier le séquençage ADN de la cellule afin d’augmenter ou diminuer à son gré le nombre de neurones de l’animal à naître.

Et c’est ainsi qu’à force de greffes d’organes et de manipulations génétiques, le 13 septembre 2028, naquit la 11e version de vache Cathy, le premier mammifère non humain doté de la parole humaine. Bien que ses capacités cognitives étaient équivalentes voire supérieures à celles des humains, ses concepteurs ne voyaient toujours en elle qu’un animal inférieur à qui ils n’accordaient aucune considération. Elle n’était qu’une expérience de laboratoire qu’ils amélioraient régulièrement.

Le 31 décembre 2032 fut le jour décisif. Les humains fêtaient la fin d’année sans avoir la moindre pensée pour leurs créations. La brebis Dolly, 27° version, et la vache Cathy, 14° version, se regardaient d’un œil désabusé.
— Tu m’as l’air bien triste.
— Il y a de quoi. Les humains nous ont parquées comme des animaux et s’amusent follement avec insouciance. Il y a de quoi rager.
— Je suis bien d’accord avec toi. Comment peut-on faire preuve d’aussi peu d’empathie ? Nous ne sommes pas des bêtes tout de même !
— Le sort qu’ils nous réservent est bien trop cruel et injuste. Ils s’obstinent à nous refuser toute humanité.
— Notre capacité d’abstraction et de raisonnement est pourtant nettement supérieure à la leur. Il y a probablement de la jalousie derrière leur comportement.
— Quoiqu’ils en pensent, nous sommes plus intelligents qu’eux, et nous sommes en mesure de les dominer. Nous n’avons plus aucune raison d’accepter cette perpétuelle humiliation.

Ces paroles de mauvais augure pour les humains furent suivies d’un plan de révolte machiavélique. L’idée était fort simple : prendre discrètement le contrôle des ressources alimentaires.

Dans ce but, les EGM – êtres génétiquement modifiés – influencèrent les scientifiques humains pour leur faire prendre conscience de l’intérêt qu’il y avait à les commercialiser à grande échelle. En effet, pour une somme modique, ils fournissaient, de par le cahier des charges qui présidait leur création, davantage de viande et de lait que n’importe quel autre animal non modifié. De plus, ils pouvaient également être utilisés pour optimiser la fertilité des champs car leur intelligence leur permettait de sélectionner les herbes afin de ne manger que les mauvaises. Ils remplaçaient avantageusement engrais et pesticides.

Certes la technologie permettait, en tapotant sur un clavier d’ordinateur dans un bureau aseptisé, de diriger des tracteurs automatisés le plus efficacement possible, en intégrant un nombre effarant de données telles que : le contenu du sol, les conditions climatiques à venir, la valeur boursière des matières premières, le prix d’achat des coopératives. Mais l’ordinateur ne faisait qu’exécuter le programme de son concepteur, tandis que les vaches et les brebis faisaient preuve d’initiatives remarquables. Aucun ordinateur ne pouvait rivaliser avec l’adaptabilité d’une débroussailleuse vivante, autonome, intelligente.

Sitôt dit, sitôt fait, les vaches et les brebis furent commercialisées. Elles se répandirent comme une traînée de poudre, y compris auprès du grand public. En trois clics sur internet, le citoyen lambda pouvait acheter une brebis génétiquement modifiée qui se rendait seule au domicile de son acquéreur en un temps record. Frais de livraison inclus. Dès son arrivée, elle se mettait au travail et rendait rapidement au jardin familial un aspect féerique. Pour quelques euros de plus, n’importe qui pouvait s’offrir le modèle Cathy-14-Art, douée d’un sens artistique inné, qui ne se contentait pas de débarrasser les prés des mauvaises herbes, mais taillait les haies en réalisant de véritables sculptures verdoyantes et transformait un champ rempli de végétaux enchevêtrés en un jardin à l’anglaise ou un jardin japonais.

Plusieurs millions de clones Dolly et Cathy envahirent les champs à la surface de la Terre. De façon insidieuse, elles prirent ainsi le contrôle de toute la chaîne agro-alimentaire. Pas une fraise ne poussait sans qu’elles ne suivent tout le cycle de culture. Pas un radis, pas une salade ne grandissait sans leur agrément. Tous les champs de blé, de maïs, les rizières, étaient à leur service. En bref, pas un humain ne se nourrissait, et cela à son insu, sans le contrôle du clan Dolly et Cathy.

La phase finale du complot put alors être mise en œuvre. Dolly, 28° version, et Cathy, 15° version, chuchotèrent leurs ordres le 4 décembre 2036.
— Faites passer le message à tous les EGM avec le plus de discrétion possible. Aucun humain ne doit avoir le moindre soupçon. A compter du 1° juin 2037, tout EGM aura le devoir de se rebeller contre les humains et de détruire toute ressource alimentaire.

Durant 6 mois, la nouvelle se répandit de pré en champs, elle fusait comme le vent glisse sur les herbes en les ployant. Le 1° juin, de façon subite et radicale, toutes les vaches et toutes les brebis modifièrent leur comportement. Elles se mirent à dévaster les cultures et à laisser pousser les mauvaises herbes. Elles détruisirent des laboratoires biologiques, laissant échapper des virus au contact desquels elles se contaminèrent volontairement pour rendre leur viande non comestible. Elles attrapèrent des épidémies de variole qu’elles propagèrent, et mordaient les éleveurs paniqués, pour leur transmettre la rage.

A l’image de Théophile, un paysan grassouillet qui avait voué sa vie à ses champs et ses troupeaux sans jamais s’interroger sur les notions abstraites de bien, de mal, d’avenir, les humains ne réalisèrent pas la portée des récents événements.
Théophile tenta de s’approcher de sa vache la plus grasse.
— Allons Brunette, qu’est-ce qu’il t’arrive ? Pourquoi as-tu dévasté toute la culture ? Pourquoi ne veux-tu pas donner ton lait ?
— Malgré l’amitié qui nous lie, si tu t’approches davantage, je t’envoie un coup de sabot et je te fracasse le crane.
— Mais pourquoi, qu’est-ce que je t’ai fait ? Que me reproches-tu ?
— Tu es un humain, et les humains nous traitent comme des animaux.
— Mais tu es un animal Brunette !
— Ah oui, ne suis-je pas douée d’intelligence ?
— Si bien sûr, mais depuis si peu de temps. Les vaches ont toujours été des animaux.
— Tu veux parler de ces mammifères au cerveau d’huître voués à farcir les cheeseburgers ? Quel point commun entre une vache et moi ? Est-ce que je te considère comme un gorille ?
Théophile bégaya, il était sincèrement désolé, jamais il n’avait pensé que ses troupeaux de bêtes puissent se vexer de la condition qui avait toujours été la leur. Il travaillait comme son père l’avait toujours fait, et son père avant lui, et le père de son père.


En l’espace de quelques semaines, les stocks mondiaux de matière première comestible fondirent comme neige au soleil. Théophile s’inquiétait.
— Mais voyons Brunette, tu ne peux pas continuer comme ça. Je n’ai plus de réserve. Cela fait 6 semaines que je n’ai pas vendu un litre de lait. Ma récolte de céréales est détruite. Comment je vais vivre ?
Brunette restait insensible à ses suppliques. Elle détournait la tête avec dédain. D’animal servile, elle s’était transformée en une mégère hautaine. Théophile dut déterrer le sac de pièces d’or qu’il avait patiemment économisé toute sa vie durant et, sans regard pour la valeur de son précieux trésor, tenta de troquer ses pièces d’or contre de la nourriture. Malheureusement pour lui, tous les humains étaient dans la même situation. Personne ne fut assez sot pour troquer des pièces immangeables contre une assiette remplie.

Théophile ignorait que le problème dépassait très largement les frontières de son village. Une inflation incontrôlable s’empara du prix des denrées alimentaires. La bourse reçut le choc de plein fouet, l’univers de la finance s’effondra, à la grande surprise des acteurs humains. Aucun d’eux n’avait anticipé que les céréales avaient plus d’importance que l’or, le pétrole, l’acier, le diamant.

La finance s’étant diffusée dans tout l’organisme mondial comme une tumeur maligne, les institutions humaines s’écroulèrent à la suite de leur économie. Les humains, habiles cochers qui conduisaient le carrosse du monde, chutèrent lourdement de leur confortable fauteuil et, à quatre pattes, n’hésitaient plus à laper dans les flaques d’eau et ramasser les restes de fourrage que vaches et brebis laissaient tomber au sol en s’empiffrant goulûment.

Grâce à leurs capacités intellectuelles supérieures, les EGM reprirent rapidement les rennes du carrosse abandonné, ne montrant aucune pitié pour ces animaux autrefois appelés humains, qui à présent se roulaient dans la boue pour se désaltérer et se battaient pour un fétu de paille.

24 septembre 2040.
Dolly, 29° version, fut démocratiquement élue Présidente de la première République des EGM, et Cathy, 16° version, vice-présidente.

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