Décès d'un animal de compagnie


Elle aimait son travail. C'est bête à dire, mais elle aimait son travail d'auxiliaire vétérinaire. Elle se savait indispensable. Elle n'était pas vraiment indispensable, mais elle savait se rendre indispensable. Quoique que le vétérinaire fasse, il faisait appel à elle. Elle était l'élément central du cabinet. C'était elle que les clients voyaient en premier, c'était à elle qu'ils se confiaient. C'était elle qui sortait leur dossier. Elle connaissait toutes leurs habitudes. Elle avait ses préférés.
Il y avait celui qui était toujours souriant, toujours affable, qui ne serait jamais venu sans son concubin. Ils formaient un couple étonnant. Deux garçons qui se chamaillaient constamment comme deux enfants, mais vivaient ensemble depuis de nombreuses années et demeureraient probablement inséparables.
Il y avait cet autre, dont elle ne connaissait pas la profession mais qu'elle imaginait homme d'affaires, sans d'ailleurs bien savoir ce qu'elle entendait par là. Disons qu'il était constamment pressé, réglait ses honoraires sans jamais demander un tarif et portait immanquablement des vêtements impeccables.
Il y avait la femme indépendante, qui énonçait ses exigences comme un capitaine de l'armée aurait donné des ordres. On lui aurait volontiers tordu le cou, mais on prenait son mal en patience. Les consultations avaient une durée limitée, ensuite c'était au tour du patient suivant et on oubliait les exigences de la dame.
Il y avait également ceux qu'elle n'aimait pas.
Les aigris, ceux qui avaient toujours une bonne raison de lui jeter au visage un pique. Parce que tel traitement n'avait pas été efficace, ou parce qu'ils avaient surpris une poussière sur le comptoir, ou tout ce qui pouvait leur passer par la tête pourvu qu'ils puissent lui déverser leur mal-être. Ceux-là, s'il avait été autorisé de lui vomir dessus, ils ne se seraient pas gênés, et ils s'excusaient avec un sourire mi-amusé mi-ironique lorsque c'était leur animal qui s'en chargeait.
Comme cette vieille mégère, ignoble d'impolitesse lorsqu'elle venait, au début, avec son mari. Il l'avait bien compris le vieux, qu'elle allait lui en faire baver jusqu'à la tombe. Il avait pris les devants, et s'en était rapidement allé enrichir les fossoyeurs. Pour avoir la paix. Pour ne plus devoir la supporter. Mais elle ne l'avait pas entendu de cette oreille. Elle avait immédiatement remplacé son défunt mari par un nouveau chien, un minuscule croisé papillon pour tenir compagnie à ses deux pékinois. Le croisé ne s'en était pas laissé conter. Il ne l'aimait pas non plus. Il lui désobéissait, la mordait. Un chien d'à peine plus d'un kilo ! Il lui menait la vie dure.
Et puis il y avait les exceptions. Ahhh, quand elle pensait à ce bel homme. N'aurait été l'existence de son mari ennuyeux mais irréprochable, elle serait tombée amoureuse de ce client telle une midinette. Il n'était plus un jeune homme, pas encore un homme mûr, il avait l'âge d'un prince, le regard aussi, mélancolique, profond. Il semblait si triste, si loin de tout. Peu de propriétaires s'occupaient aussi sérieusement que lui de leur animal, pourtant il semblait indifférent. Son vieux chien le précédait toujours, traînant la patte, charriant son arthrose à chaque pas. Ils venaient tous les deux à peu près chaque semaine. À chaque visite, le vieil animal semblait un peu plus abattu, un peu plus las, la tête un peu plus penchée, la queue un peu plus entre les jambes, les mouvements un peu plus lents. La mort rodait derrière lui. Lancée à ses trousses, elle semblait lui murmurer :"Allons viens avec moi, ne te précipite pas chez le véto, il ne pourra rien pour toi, je serai toujours vainqueur, tu le sais bien". Et pourtant, semaine après semaine, dans un cycle apparemment infini, sa truffe humide précédait son maître dans la salle d'attente.
Habituée aux consultations sans lendemain, elle redoutait le jour où la nouvelle tomberait comme un couperet : " Mon précédent animal est décédé, j'en ai pris un nouveau, je me sens mieux maintenant". Les gens oubliaient vite. Avant la fin, ils disaient qu'ils seraient inconsolables. Pendant, ils disaient que c'était pire que tout. Et le lendemain ils avaient oublié.
Elle, elle n'oubliait pas. C'est pour cela qu'elle aimait ce métier. Parce qu'il était sincère. Les animaux ne trichaient pas. Leurs émotions étaient pures. Leurs souffrances également, malheureusement.
Elle l'aimait bien ce vieux chien, il n'oubliait jamais de lui adresser un regard désolé et plein de tendresse, comme s'il avait voulu lui dire : " Navré, moi aussi j'aimerais rester plus longtemps, mais la vie est ainsi faite qu'il faille la quitter un jour".
La semaine passée, ils étaient venus pour une crise d'épilepsie, la semaine d'avant parce qu'il ne s'alimentait plus, et encore avant pour une satanée boiterie qui refusait de passer son chemin. Il vieillissait mal ce toutou adorable. Ou plutôt, il vieillissait.
Elle savait, par son l'expérience acquise au fil des années, que l'histoire se répétait toujours. Elle savait que dans peu de temps, lorsqu'ils franchiraient le seuil de la porte, l'un des deux aurait été remplacé. Pauvres toutous, c'était injuste, leur vie était bien plus brève que celle de leurs maîtres. La nature n'avait pas été aussi généreuse avec eux qu'avec les hommes, pourtant beaucoup d'hommes se montraient moins humains que leurs propres animaux de compagnie.

Elle savait qu'un jour, sur le seuil de la porte, la routine serait brisée. Sans possibilité de faire machine arrière. Une page serait tournée. Dramatiquement. Irrémédiablement.

Ce jour arriva. Elle ne put en douter en les voyant entrer, l'homme et le chien. Même le ciel le lui annonçait, il était menaçant, prêt à cracher ses orages et à hurler son tonnerre si elle avait osé refuser le destin, l'histoire qui se répétait. Alors elle baissa la tête, prête à subir.
L'homme prit la parole. Elle redoutait ces moments terribles ou, passive, elle devait écouter des nouvelles insupportables sans broncher, n'ayant pour seule arme que la compassion.
"Bonjour, je pense que vous connaissez déjà ce chien, il est suivi chez vous. C'est moi qui vais m'en occuper dorénavant. Son maître est décédé d'une longue maladie. J'ai récupéré son chien. C'était le chien de mon fils. "

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