Ascension de l'Everest

Il l'avait décroché son billet pour le toit du monde, depuis le temps qu'il en rêvait : accrocher son nom au panthéon des hommes les plus hauts du monde, déposer son petit drapeau avec son prénom à lui tout seul là-haut, tout là-haut, là où seuls les plus braves peuvent aller. Cela faisait quinze ans qu'il en rêvait, cela faisait dix ans qu'il économisait. Il avait enfin réuni l'argent, il avait enfin trouvé une expédition dont il puisse faire partie. C'était acté, Jimmy allait se rendre sur le toit du monde. Il ferait partie de l'expédition pour l'Everest de la saison 1996. Il en avait parlé à tout le monde, il était si heureux qu'il avait même créé une page Facebook pour pouvoir le crier au monde entier. Il en avait parlé à sa femme, à ses collègues de travail, il en parlait même le soir avec son chien. Son chien le regardait fièrement, il savait qu'en 1996 son maître se gratterait les pieds sur le sommet le plus haut du monde. Toutes ses connaissances le félicitaient, toutes ses relations l'encourageaient, excepté sa femme qui s'inquiétait, trouvant cela totalement déraisonnable. Une telle somme d'argent gaspillée pour aller risquer sa vie. Quelle idée avait bien pu lui traverser l'esprit ? Gaspiller ainsi toutes leurs économies. Elle se moquait bien qu'il aille fouler le toit du monde, pourvu qu'il aille travailler tous les matins et l'aide à la maison pour s'occuper des enfants, qu'avait-il besoin de vouloir gravir les montagnes, qu'est ce que cela leur rapporterait ? Jimmy avait commencé à préparer ses affaires comme on prépare un rituel, minutieusement, avec dévotion. Son expédition s'apparentait plus à une quête à la recherche de soi-même qu'à un défi sportif. ça, pour être prêt, il serait prêt, il se préparait depuis près d'un an, il avait minutieusement acheté tout le matériel nécessaire, il avait tout étudié, tous les passages délicats, il s'était même renseigné sur chacun des membres de l'expédition. Il connaissait tout, il y était presque. Il piaffait d'impatience d'aller lui régler son compte, à l'Everest. Jimmy ne faisait pas les choses à moitié, et puis une épreuve comme celle-ci, ça se préparait. Une expédition aussi extrême ne pouvait laisser aucune place à l'amateurisme. Il s'entraînait durement, il faisait des randonnées et des courses en montagne de huit heures, de dix heures, de douze heures. Il mettait toutes les chances de son côté. Pour ses entraînements, il affectionnait tout particulièrement le mont Prunelle. Situé à moins de trente minutes de voiture depuis chez lui, il offrait pratiquement mille mètres de dénivelé. Mille mètres qu'il avalait de plus en plus rapidement semaine après semaine. Il était fier de ses progrès. Les mille mètres de dénivelé devenaient une sortie de routine, il les avalait trois à quatre fois par semaine, dès que son emploi du temps le lui permettait. Il l'aurait l'Everest. Mais à force de préparation, à force d'entraînement, arriva ce qui devait arriver : un caillou insignifiant, un petit caillou ridicule, se mit en travers de son chemin, entre lui et le sommet du monde. Mille mètres de dénivelé positif pour atteindre le mont Prunelle, mais également mille mètres de dénivelé négatif pour rentrer. Lors de la descente, le petit caillou insignifiant roula sous son pas et l'invita dans une chute interminable. Il sentit que ses pieds passaient au-dessus de sa tête et qu'il défiait les lois de la pesanteur. Il rebondit dans un sens puis dans un autre, le haut, le bas n'avaient plus de réalité palpable. Et puis la chute stoppa enfin. Le cauchemar s'arrêtait. Il voulut se relever pour reprendre une position habituelle, pour retrouver des sensations connues. Une douleur aiguë lui perfora la cheville. Il regarda sa cheville, elle était énorme. Un poteau bleu, violet, sans plus aucune mobilité. Il eut peur car il songea immédiatement à l'Everest. Aucune cheville d'éléphant n'était encore parvenue au sommet. Il chercha une solution pour rentrer chez lui mais la douleur était de plus en plus lancinante. Il téléphona à sa femme et maudit ce répondeur qui ne lui laissait entrevoir aucune solution à sa douloureuse situation. Fichu téléphone qui ne décrochait jamais lorsqu'on en avait besoin. Il dut se résigner à téléphoner aux secours. La décision fut très difficile à prendre car c'était un aveu d'échec. C'était comme renoncer lors de l'ascension de l'Everest. Il gravissait la Prunelle, un somme de 1 300 mètres, et il appelait les secours pour demander un rapatriement. Il avait honte. Mais il avait mal. Il se confondit en excuses auprès de l'équipe de secours. Il était désolé de les déranger pour si peu, sur un parcours forestier, un parcours de randonnée familiale, lui qui était presque au sommet de l'Everest. Les secouristes reçurent avec amusement ses excuses car vu l'état de sa cheville, il n'avait aucun chance de pouvoir rentrer seul. Ils étaient là pour ça, pour ce genre d'accident malheureux. Il ne se l'était pas loupé la cheville. Un joli plâtre et trois mois d'immobilisation. Le médecin siffla d'admiration en consultant les radios :
- Vous vous êtes torturé volontairement ? J'ai rarement vu un pied dans cet état. Comment est-ce que vous avez fait ça ?
Il se rappelait maintenant. La pierre qui roule, la tentative de rattraper le déséquilibre, et puis le pied coincé qui ne veut pas venir. Un coup d'œil furtif lui avait confirmé que son pied s'était emprisonné derrière une racine. Impossible de ne pas perdre l'équilibre, le corps avait continué sur sa lancée, le pied était resté coincé de travers dans la racine, et puis ensuite la douleur avait été trop intense pour qu'il en conserve les détails, mais il pouvait aujourd'hui observer les résultats sur la radio : un pied quasi arraché. Il est vrai qu'il descendait vite, en courant à grandes foulées, il ne perdait pas de temps à l'entraînement, il fallait qu'il travaille les montées mais également les descentes. Même s'il ne descendrait pas l'Everest en courant, à l'entraînement, sur le mont Prunelle, il devait pouvoir avaler les 1 000 mètres de descente au pas de course, c'était le minimum d'entraînement d'un trailer, c'était donc la base pour un alpiniste de l'extrême. Vu la mine effarée du médecin, Jimmy s'aventura, d'une voix incertaine, à lui demander quand il pensait qu'il pourrait remarcher comme avant sa chute. Le médecin siffla à nouveau :
- Oh là là nous n'en sommes pas là pour l'instant. Notre problème aujourd'hui est de reconsolider tout ça correctement pour que vous n'en conserviez pas de séquelles, mais n'espérez pas remarcher sans boiter avant au moins un an.
Jimmy fut atterré par ces paroles. Il espérait une plaisanterie, mais confrontés chaque jour à la souffrance humaine, les médecins font rarement preuve d'humour durant leurs consultations. C'était la réalité. Au moins un an pour effacer toute boiterie, un an de rééducation, un an sans entraînement sportif. Adieu l'Everest. Des larmes discrètes coulèrent sur ses joues. Peu lui importait sa cheville, mais l'Everest. Il se ressaisit assez rapidement et informa le chef de l'expédition de sa mésaventure. Jamais il n'abandonnerait l'Everest. Le chef d'expédition, plus rationnel, moins submergé d'émotions, lui proposa une solution tout à fait acceptable, qui au passage lui permettait de se débarrasser temporairement des jérémiades de ce client dont il n'était pas certain qu'il parviendrait à l'emmener jusqu'au sommet. Il lui proposa de reporter, sans surcoût financier, sa participation sur 1997. Le guide souffla de lassitude en pensant que de plus en plus de clients comme celui-ci ne mesuraient pas le défi que représentait cette ascension. Pour Jimmy, en revanche, la situation devenait psychologiquement acceptable. Son héroïque projet ne tombait pas à l'eau. Il rencontrait seulement un contretemps. Tous les plus grands défis rencontraient des obstacles dans leur réalisation. Il se résigna donc à remettre son ascension pour la saison 1997. Finalement, se disait-il, il aurait un an de préparation supplémentaire pour s'acclimater et mieux préparer son objectif.

L'expédition de 1996 avait eu lieu. L'Everest étant devenu un sentier de randonnée à la mode, chacun se lançait à son ascension comme il se serait lancé dans son footing dominical autour du lac du village. Les groupes d'alpinistes faisaient la queue pour aller prendre leur photo au sommet. Mais l'Everest souriait. L'Everest n'avait pas encore été transformée en carrière de pierre pour être exploitée afin de construire des résidences hôtelières de tourisme. L'Everest demeurait encore une terre sauvage et indomptée, même si parfois domptée. Jimmy suivit l'expédition de 1996 depuis la transmission qui en était faite sur internet, pour les initiés exclusivement. Ayant déjà réservé et payé son séjour pour l'année 1997, il avait le privilège de pouvoir suivre en direct le contact radio entre la cordée et le camp de base. C'était pour lui plus qu'il n'en espérait. Il fanfaronnait, il avait réuni du monde autour de lui, et régulièrement il donnait des nouvelles de l'avancée de l'expédition, il commentait. A croire qu'il était déjà allé là-bas une demi-douzaine de fois. L'Everest, c'était son terrain de jeu. Il connaissait chaque caillou, il connaissait chaque difficulté, chaque passage. Il pouvait tout expliquer, tout commenter. Il était devenu un véritable guide touristique.

Et puis la tragédie des expéditions de 1996 était arrivée. Jimmy l'avait vécue plus durement que s'il avait lui-même été pris dans la tourmente. Il souffrait par liaison radio interposée, et pire que tout, devant l'état d'urgence qui avait été déclenché, le contact avec le camp de base fut pour lui rompu. Il n'obtint des nouvelles que par les médias traditionnels, bien après les faits. A tout son entourage qui lui demandait la suite des événements, il était dans la plus grande désolation de devoir répondre que malgré son statut privilégié, et sa grande expérience de l'Everest qu'il n'avait d'ailleurs jamais approché, il n'avait aucune information à fournir :
- La montagne, vous savez, la montagne, c'est toujours imprévisible. On ne peut pas anticiper la montagne, même avec toute l'expérience du monde.
En 1996, ils l'avaient tous payé cher leur manque de respect envers cette grande dame. On ne foule pas du pied cette déesse sans en mesurer la valeur. Ils étaient tombés comme des mouches engluées dans une toile d'araignée. Les expéditions, les apprentis alpinistes, et même les guides. Ils avaient payé de leur vie leur arrogance. Jimmy, qui se voyait déjà au sommet, Jimmy, qui ne cessait de vanter la grande expérience de son guide, qui à force d'en parler, finissait par expliquer comment lui-même aurait détaillé au guide le moyen le plus rapide de parvenir au sommet, le même Jimmy versa une larme en apprenant que son guide avait péri dans cette ascension de 1996 en tentant en vain de sauver des clients. La moisson 1996 fut une véritable hécatombe. La zone approchant du sommet n'offre pas l'oxygène nécessaire pour maintenir un bon fonctionnement du corps humain. Rester trop longtemps au sommet, c'est la mort assurée, le corps meurt petit à petit dans cette dernière zone, là où l'on risque plus de croiser un avion de ligne en vol qu'une forme de vie pérenne. Trop d'expéditions en 1996, trop d'attente, trop de précipitations, pas assez de décisions sereines et réfléchies. La roue avait tourné. Jimmy ne partirait pas avec son guide en 1997, car son guide était restée là-haut, congelé dans cette montagne que l'on gravissait en longeant les cadavres rappelant qu'elle ne se laissait pas dompter avec arrogance. La roue tournait. Jimmy ne repartirait pas en 1997, ni avec ce guide, ni d'ailleurs avec aucun autre. Dix ans d'économies avaient disparu dans la glace. Il n'avait plus de guide, il n'avait plus d'argent, et tout l'entourage auprès de qui il avait vanté son expédition à venir trouvait que le pari n'avait plus rien de plaisant. Quant à sa femme, quand bien même il aurait retrouvé un guide et le budget, il aurait eu à choisir entre l'Everest ou son couple. Jimmy avait tout perdu dans l'expédition de 1996 à laquelle il aurait du participer, et à laquelle il n'avait pourtant pas participé. La roue tournait. Jimmy avait tout perdu, mais il était encore en vie et en bonne santé, alors il devait s'estimer heureux. La roue tourne. Elle prend, elle donne, elle transforme un bonheur en malheur, un malheur en bonheur, elle prend et place les pièces sur son échiquier sans suivre aucune autre règle que ses brusques changements d'humeur.

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